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Pauvre et douce Corée

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Les rues de Séoul sont très marchandes : petit commerce, mais beaucoup de boutiques, les métiers encore divisés, comme au moyen âge, par quartiers ; Séoul a sa rue de chaudronniers, sa place aux chapeaux et son marché aux soies ; aux funérailles des empereurs chaque corporation défile avec sa bannière. Les Coréens réussissent surtout dans la menuiserie : ils s’entendent à construire une étagère ou un coffret, bien ajusté, en bois d’ébène ou de cerisier, à lui donner un vernis rouge, laqué, ou la patine d’un jus de tabac, à l’enjoliver de charnières, de verrous, de plaques de cuivre : l’idée de cacher le trou d’une serrure sous une tortue ou un papillon ciselé est de leur invention. Ils découpent dans les loupes des arbres de beaux panneaux de marqueterie, ils construisent de solides armoires, des coffres pour serrer les habits : les plus ouvragés de ces meubles viennent des provinces du Nord où les qualités paysannes se sont le mieux conservées.

Un pâté de maisons est occupé par les quincailliers. Leurs petites échoppes sont étincelantes, les marmites, les bols, les tasses de cuivre poli reluisent comme des miroirs. Le Coréen aime cette batterie de cuisine clinquante qui lui donne l’illusion d’une vaisselle d’or. On met dans les petits pots les ingrédients qui servent à pimenter le riz. Vers midi les marchands du bazar se font apporter sur un escabeau ces coupes où leur déjeuner fume.

Les marchands de soieries recherchent les cours obscures et les vestibules à l’ombre. Là, dans un demi-jour favorable, ils déploient les tuniques de soie claire dont le bruissement fait tant de plaisir aux femmes, les paletots verts comme des bourgeons d’avril, les jupes bouffantes couleur de groseille, les tissus en fibre de ramie, les mousselines, les gazes et ces coquets bonnets de police, ourlés de fourrure, ornés d’un gland rouge et de larges rubans de soie prune qui tombent jusqu’aux talons, objet d’envie pour les jeunes filles. Ces étoffes ne peuvent rivaliser avec les broderies chinoises ou japonaises, elles ne valent que par leurs couleurs vives, leur fraîcheur campagnarde, elles ont l’éclat des fleurs matinales.

Les cordonniers sont de plusieurs espèces : les marchands d’espadrilles, que les Coréens renouvellent souvent et qu’ils ajustent eux-mêmes au couteau ; ceux qui font la semelle épaisse à gros clous et le soulier de soie : ceux-ci se réunissent l’hiver dans des ateliers à moitié enterrés, calfeutrés sous un paillasson, de vraies étuves, où dans une buée malsaine, dans la fumée des pipes, ils graissent, ils rabotent, ils cousent leur cuir ; enfin ceux qui taillent dans le bois les hautes galoches, les patins contre la boue, qui obligent les Coréens à traverser les rues avec la lenteur et la gravité des cigognes. Les plus jolis souliers sont ceux des enfants, d’une couleur tendre, dont nous ne pouvons nous faire une idée que par nos dominos de carnaval. Le cordonnier aime ses aises et ne veut pas être pressé. Un proverbe se moque de lui : « Le savetier dit : Demain ou après-demain. » Toujours assis, il a le temps de réfléchir, de composer des chansons ; c’est la forte tête du quartier.

Les parcheminiers ont le plus d’ouvrage, car le papier est la première industrie coréenne : il sert à tout. Huilé, il a la solidité de la toile ; broyé, il est dur comme pierre. On en fait des cloisons, des parquets, des vitres, des boîtes à chapeaux, des corbeilles et des seaux pour puiser l’eau. Dès qu’une goutte tombe, le Coréen tire de sa poche un cornet de papier dont il se coiffe. Le meilleur abri contre le froid, c’est une bonne cape de papier. Voilà bien longtemps que la Corée excelle dans le parchemin ; autrefois, sous les empereurs lettrés du quatorzième siècle qui faisaient fondre d’un coup trois cent mille caractères d’imprimerie, elle gravait sur des feuilles royales ses romans et ses poésies. Aujourd’hui l’inspiration est morte, les beaux livres sont rares, le papier sert encore aux examens, mais les compositions des candidats sont ensuite passées à l’huile et deviennent d’excellents manteaux contre la pluie. La Chine se fournit toujours de papier en Corée : il en arrive à Che-fou des bateaux pleins pour servir aux paperasseries des mandarins chinois.

Séoul a d’autres métiers curieux : des fabricants de chapelets en grains de lotus, de gourdes en écorce, des émailleurs et de petits orfèvres, mais depuis longtemps le secret de la belle porcelaine est perdu. Bien avant les Japonais, les Coréens buvaient leur thé dans de fines tasses. Ils ont appris aux ouvriers de Satsouma à cuire et à glacer l’argile. En courant les antiquaires on découvre encore un de ces bols de forme pure, d’une fine couleur gris souris, ou blanc immaculé, d’une pâte tendre et sonore, une porcelaine craquelée de la bonne époque. Aujourd’hui les nuances délicates sont tombées en oubli, Séoul a laissé éteindre ses fours et n’a plus de porcelainiers. Il lui reste des potiers qui tournent des bassins d’une terre cuite brune et vulgaire et circulent dans les rues avec leurs pots : qu’une corde se rompe et la charge qu’ils ont sur le dos tombe en miettes. Étourdi comme un potier, disent les vieux contes coréens.

Il existe là-bas des métiers dont nous ne soupçonnons pas l’existence, comme les marchands d’épaulettes, de manchettes et de cuirasses de jonc qui donne de la rigidité aux habits de toile et les préservent du contact de la peau pendant les chaleurs de l’été ; comme les marchands d’accessoires funéraires, qui fournissent en location des lanternes, des emblèmes, des habits de chanvre, tout l’attirail des grands deuils, et loueraient au besoin des larmes aux héritiers.

Mais les plus achalandés sont les marchands de chapeaux, et il faut voir, autour du pavillon de la Grosse-Cloche, au cœur de Séoul, la presse des clients et de quel air grave ils font leur emplette. Les Coréens ont des goûts simples, sauf pour leurs chapeaux qui sont compliqués et coûteux. Ils rappellent nos hauts de forme, mais ils sont encore plus comiques, perchés sur le sommet d’un chignon, en équilibre sur une perruque. Ils ne diffèrent que par la qualité du crin. On porte un chapeau selon sa fortune et son rang : aux particuliers des fibres de bambou, aux gentilshommes des soies de sanglier. Un Coréen ne s’y trompe pas : à la légèreté, à la transparence, aux reflets du chapeau il juge un homme. Pour n’en pas porter il faut être coolie ou en deuil, c’est-à-dire réduit à la grande cloche de paille. Les adolescents le portent jaune clair, les hommes noir, les lettrés le remplacent par un diadème de crin. Il faut habiter longtemps la Corée pour se reconnaître dans cette hiérarchie des chapeaux et deviner la noblesse et l’éducation d’un individu à la façon dont il porte le sien, correct ou cascadeur. Il existe au coin des rues des boutiques volantes où l’on retape les vieux chapeaux. Bref un Coréen ne se conçoit pas sans chapeau et c’est un objet si fragile et si précieux qu’il reste solidement planté sur la tête : l’empereur peut passer, le Coréen s’inclinera, mais ne lui donnera pas un coup de chapeau.

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