Pauvre et douce Corée
Depuis l’assassinat de l’impératrice par les Japonais, l’empereur a quitté le vieux palais qu’il habitait au pied du Pou-Kan et s’est retiré au centre de la ville, dans le quartier des Légations. Mais la vieille résidence abandonnée, ainsi qu’une autre, plus ancienne, restent propriétés impériales, gardées militairement et forment à l’extrémité de la capitale de beaux coins silencieux. Les palais étaient entourés d’immenses jardins, aujourd’hui délaissés et incultes, les kiosques et les pavillons ne sont plus entretenus et le temps achève de les détruire.
L’empereur avait là ses appartements, ceux de ses femmes et de sa domesticité, une petite ville aux ruelles enchevêtrées où se nouaient sans doute beaucoup d’intrigues. On peut encore visiter ces maisons de bambou et de papier, ces compartiments lumineux tapissés de parchemin jaune, fermés par des portes à coulisses où les dames de la cour passaient leur vie. La lumière y est douce et dorée, mais tout de même ce sont des prisons et on comprend que les captives aient égratigné leurs carreaux pour voir un peu ce qui se passait dehors.
Les grandes cours d’honneur semblent vides. Des bornes de pierre indiquaient à chaque classe de mandarins son rang. Ils s’alignaient dans ces vastes préaux où retentissaient, les jours de fêtes, les acclamations. Rien n’est plus triste que ce perron sculpté où l’empereur apparaissait, maintenant livré aux oiseaux de proie.
La grande salle d’audience résiste à la pluie et au vent. C’est qu’elle est bien bâtie. La pièce est majestueuse, soutenue par des colonnes de bois rouge et couverte avec de grosses poutres entre-croisées, des madriers d’une superbe portée. Entre les poutres chaque caisson est sculpté ; les dragons dorés aux torsades fougueuses et les phénix sont restés intacts. Bien que la salle soit vide, on entre avec respect sous cette architecture de bois et cette belle charpente qui montre naïvement sa structure et sa force.
L’empereur donnait audience sur un trône dont on aperçoit encore l’estrade, entre deux colonnes, sous la plus belle partie du plafond, où deux dragons se livrent un furieux combat. Le paravent est toujours là, il était derrière le trône et cachait sans doute l’impératrice, cette remarquable souveraine qui, étant de la vieille race impériale des Ming, savait gouverner et souffler son bonhomme d’époux.
Mais le plus désolant, ce sont les jardins autrefois bien dessinés, les pelouses aux belles courbes, les massifs d’azalées, les bouquets de pins, toute la magnificence de ces vieux parcs qui n’est plus soignée. L’herbe étouffe les allées et monte même à l’assaut des murs et la terre disparaîtrait sous une litière de feuilles mortes, si on ne permettait à de petits pauvres de venir les ramasser avec leur râteau d’osier. Il n’y a guère que ces malheureux qui troublent un peu en automne la solitude de ces vieux domaines : le reste du temps, les chevreuils, les écureuils, les aigles en sont les maîtres, et quand l’hiver chasse les oies sauvages, elles viennent s’y abattre. Les faisans y font aussi leur couvée. C’est le paradis des bêtes et peu à peu la nature envahit ce que les hommes délaissent.
Ces parcs avaient de grands étangs, mais les lotus et les nénuphars les ont recouverts. Dans l’un d’eux une île rocheuse et un kiosque ont disparu sous une végétation ardente, les toits de faïence bleue sont cachés sous les feuilles. Un autre a gardé son temple sur pilotis. Une raison religieuse avait sans doute poussé un empereur à construire dans ses jardins cette habitation lacustre, souvenir de la vie que menaient ses aïeux. Les pilotis sont des pieux de granit sur lesquels repose le plancher du temple. Telle est encore la maison des Ghiliaks, au bord de l’Amour : cette ressemblance n’est peut-être pas un hasard, si l’on admet que les Coréens ont du sang sibérien dans les veines.
La plus grande beauté de ces résidences était dans la vue de la montagne, toujours présente à l’empereur. Il n’avait qu’à lever les yeux et entre les fûts téméraires des grands pins il apercevait ce pic décharné, la « Crête de Coq », le Pou-Kan, sa vieille citadelle, le rempart de Séoul, dont la fière silhouette l’invitait à l’héroïsme.
C’est pourtant sous ces ombrages que s’est commis un meurtre infâme. Ces vieux arbres ont vu fuir éperdues, une impératrice, ses dames d’honneur et ses servantes qu’une bande d’assassins japonais poursuivaient dans la nuit. Les bourreaux firent bien leur besogne : pas une femme n’échappa et l’orgueilleuse fille des Ming qui aimait son pays et voulait le défendre contre l’envahisseur fut abattue sur une de ces pelouses, tandis que l’empereur et sa garde s’enfuyaient du palais pour n’y plus revenir.