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Pauvre et douce Corée

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L’empereur donne audience la nuit. On voit tous les soirs entrer au palais des nobles portés sur un pavois par dix domestiques ; devant les portes, des chaises tapissées de fourrures attendent la fin du conseil. La garde veille aux murs d’enceinte et dans les tours de guet, cachée sous des rideaux noirs. Toute la ville est dans l’obscurité et le sommeil, un seul pavillon reste éclairé, celui où l’empereur délibère avec ses ministres et régale ses favorites.

Un homme entre cependant au palais sans escorte, en espadrilles, pauvrement habillé, comme un coolie : c’est le premier ministre. Y-on-ik était autrefois mineur dans les houillères du Nord, il a manié la pioche : c’est à ces rudes débuts qu’il doit sa force et sa volonté de fer. Ayant amassé quelque épargne, il devint collecteur d’impôts dans la province de Pyn-yang. Un jour où le Trésor avait besoin d’argent et vite, Y-on-ik récolta sur-le-champ la somme et la porta lui-même d’une traite à Séoul. L’empereur, content de ses bonnes jambes, le gratifia d’un petit poste au palais. Une fois dans la place, le mineur a percé sa galerie, en ouvrier têtu, à coups de pioche et le voilà le premier du royaume. Personne ne sait comme lui administrer le domaine, exploiter les rizières, surveiller le tabac, soigner le gin-sang, cette racine réconfortante qui rend la santé aux vieux Chinois, la vraie richesse de la Corée avec le papier et le riz, et trouver les garçons résolus qui vont la déterrer dans la montagne. Il a l’œil à la fraude, il compte lui-même les sacs et les dollars, il est la terreur des mandarins, il leur fait rendre gorge et il a le talent de remplir les coffres de l’État. Il est l’homme de peine et de ressources, l’argentier de Sa Majesté. Mais dans sa haute dignité il n’a pas dépouillé le vieil homme, l’esprit étroit et buté de l’ignorant ; il outrage l’étiquette, vit dans un taudis, dédaigne les redingotes de soie ; populaire auprès des artisans, il est détesté des gens de cour pour ses mauvaises manières et son inflexible honnêteté. Ceux qu’il démasque cabalent contre lui ; ils avaient réussi à le noircir aux yeux de l’empereur qui l’avait disgracié, mais Y-on-ik est revenu, comme un chien fidèle, se coucher jour et nuit en travers de la porte, attendant le bon plaisir du maître : un jour la caisse s’est trouvée vide et Y-on-ik est rentré en grâce.

Y-on-ik ne mourra pas dans son lit. Il passe cavalièrement dans les rues de Séoul, tout seul, à pied, bravant les assassins. Si le vent tourne contre lui, il s’incruste au palais et n’en veut plus sortir. Récemment tombé malade, il se faisait soigner à l’hôpital japonais quand une bombe éclata par hasard sous son lit. L’explosion rata mais Y-on-ik fut guéri du coup. Il est à craindre qu’il ne finisse ses jours à la prison, où tant de ministres coréens ont déjà échoué : une fois sous les verrous, ils sont vite supprimés.

Aux yeux des courtisans, Y-on-ik ne compte pas parce qu’il n’est pas gentilhomme et n’a passé aucun examen. Il peut cumuler les honneurs et les ministères, il sera toujours un coolie, un parvenu illettré qu’on ne salue pas et devant lequel on reste accroupi, les besicles sur le nez et la pipe aux dents. Tel est le prestige des diplômes dans les vieux pays. Les nobles ont d’ailleurs une vie à part, plus délicate et maniérée que celle du peuple ; ils s’en distinguent d’abord par la jaquette de soie et le diadème de crin, ils portent des pelisses et circulent en chaise comme les danseuses, ce sont des petits-maîtres. Leur naissance leur donne droit aux honneurs et aux mandarinats dont ils se déchargent sur des secrétaires. Les plus intelligents écrivent des vers chinois ou la chronique du règne, mais n’ouvrent jamais un seul de ces romans dont se délecte la populace.

Un autre, plus hardi, se met à la vie européenne, bien qu’il soit de la vieille race impériale des Ming et n’ignore pas que ses aïeux ont su vivre avant les nôtres. Il nous accueille dans une maison de pierre dont les portes et les fenêtres sont vitrées. Il nous offre le thé dans un service d’argent qui vient de Londres, il fume des cigares dans une bergère et sa pendule est un coucou suisse. Mais il est resté fidèle aux habits clairs qui égayent cette maison d’emprunt, à l’humeur prime-sautière, à la politesse de sa race. Il a planté dans son jardin des peupliers comme sur nos grand’routes, il a des serres où il cultive avec amour le géranium, la giroflée, la rose de France, infiniment rare et précieuse ici, et voilà qu’il cueille la plus belle, fleurie à grand’peine et qu’il nous l’offre gracieusement, sachant bien quel présent délicat il nous fait. Son bonheur est de nous donner un instant l’illusion que nous sommes en Europe, chez un amateur de jardins ; mais, dès que nous serons partis, il s’en retournera à la vieille maison coréenne, cachée derrière la neuve, à la case de papier, bien chaude, avec sa femme ses enfants, la pipe des aïeux et la douceur de se sentir chez lui. Il est fier d’avoir une maison moderne, mais il n’est heureux que dans l’ancienne.

Noblesse oblige : un gentilhomme doit courir les honneurs ou végéter. Le seul métier qu’il puisse exercer sans déroger est celui de libraire, mais il n’enrichit pas son homme. « Le gentilhomme pauvre, dit le proverbe, ne peut mépriser que l’esclave. »

Noble, lettré ou mandarin, c’est tout un. Pour le peuple c’est le maître, l’œil qui guette les écus. L’impôt, la corvée pèsent lourdement sur le pays : tantôt le mandarin doit livrer à l’empereur un certain nombre de peaux de tigres, et chasseurs de courir ; tantôt le mandarin remarque les toitures neuves d’un village, et villageois de payer. L’âpreté du fisc stimule le Coréen à ne rien faire. Cependant, hors de chez lui, en Sibérie, il amasse un pécule. Il serait donc moins paresseux, si le gouvernement était moins avare.

Cet argent, si durement ravi au peuple, sert à payer les caprices de l’empereur, ses réceptions, ses dîners et ses feux d’artifice, ses pompeuses et coûteuses sorties, ses emplettes de chevaux ou d’éléphants, les distributions de riz aux gens de la capitale et la solde de l’armée. C’est la grosse dépense depuis que les Coréens se sont mis en tête d’avoir des régiments à l’européenne et ont licencié leur milice. Les nouvelles troupes font tous les matins l’exercice sur la place du palais, sans progrès, incapables d’emboîter le pas, et les clairons jouent toujours faux. Les conscrits sont tout penauds dans des uniformes collants qui les paralysent, les képis plantés sur le chignon et le bonnet de crin vacillent, les souliers blessent et les soldats viennent à la manœuvre, comme des gardes nationaux, emmitouflés dans leur cache-nez, les mains dans les poches et le fusil sous le bras. La cavalerie n’est pas meilleure : tandis que les petits poneys coréens, intrépides et endiablés, passent par tous les sentiers de montagne et serviraient dans une guerre d’embuscades, l’empereur fait monter à ses gens de grands chevaux australiens inutiles à la guerre et fort incommodes en temps de paix. Où est le temps où les flèches coréennes faisaient reculer les Japonais ?

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