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Propos sur le christianisme

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VIII
DE L’ART DE PERSUADER

Pensant à Joseph de Maistre, je faisais une revue en moi-même des hommes qui ont fait serment de croire ; et au premier rang j’apercevais Socrate, tel que Platon le représente en son Gorgias, ou bien dans sa République, faisant de la tête signe que non, à chaque fois que les disputeurs l’accablent de leurs preuves d’expérience ; et, comme dit justement Socrate, il n’est pas difficile de faire voir que la force gouverne partout et que la justice est ce qui plaît aux plus forts ; c’est le spectacle humain ; on n’entend que cela ; on ne voit que cela. Suivez ces longues discussions en leurs détours, vous verrez apparaître la justice, et soudain disparaître. On la saisit à la fin ; il vient un moment heureux où toutes les parties de la nature humaine sont rassemblées et comme pacifiées selon la loi interne de justice, à laquelle les manifestations externes de la force sont de loin subordonnées. Tout s’ordonne alors, et la vraie punition répond à la vraie récompense. Mais, pour parvenir à cette vue, il faut autant de patience au moins qu’en montre Socrate. Un lecteur pressé verra partout l’injustice revenant toujours à la suite de la puissance, et la justice autant démunie de preuves que de richesses. En quoi il n’y a point de jeu ni d’artifice, mais au contraire la plus parfaite peinture de ces tâtonnements et détours de pensée qui rebutent promptement celui qui n’a pas juré. Il faut jurer d’abord, et dire non aux arguments diaboliques avant de savoir comment on y répondra.

Autre chose encore, et qui irrite toujours un peu. Vous lisez ; vous pesez au passage les preuves Socratiques ; vous les rassemblez ; vous saisissez l’idée ; vous la confiez comme un trésor au coffret de la mémoire. Mais le diable guette encore par là. Quand vous ouvrez le coffret de nouveau, vous ne trouvez plus qu’une pincée de cendres ; éléments dissous et dispersés ; chaos. Il faut tout refaire ; il faut s’aider de nouveau de l’art socratique ; de nouveau l’injustice est brillante et forte ; de nouveau la clameur diabolique assourdit le pauvre homme ; il faut passer par ce chemin-là. Si le courage manque, tout est dit. C’est pourquoi on voit trébucher tant de penseurs vieillissants, et s’asseoir au festin de la Force, où l’on boit l’hydromel dans le crâne de l’ennemi. J’ai vu un noble penseur se lever et marcher à grands pas, allant et revenant, et disant à moi : « On devrait savoir une bonne fois. Quand on a passé le lieu difficile, on devrait le laisser derrière soi pour toujours. Et quand on a formé l’idée, on devrait la posséder. Tout sera donc toujours à recommencer » ? C’est ce que Socrate demandait en ces termes mêmes. En tout, on veut une charte ou un diplôme, et dormir dessus. Mais ce n’est point permis.

D’après ces rudes expériences, il faut comprendre ces préjugés invincibles et volontaires que l’on rencontre en tout homme un peu composé, et qui rendent si pénible le travail de prouver et de convaincre. Combat difficile, où les meilleurs coups, les plus savants, les mieux dirigés, sont justement ceux qui ébranlent le moins l’adversaire. J’ai observé comment un esprit vigoureux esquive la preuve forte, et qu’il voit venir de loin, refusant attention à ce que vous dites, non parce qu’il le juge faible, mais parce qu’il le juge fort, et récitant en lui-même son serment de fidélité comme une prière. L’homme est beau alors. Car, si difficile que soit notre condition de pensant, songez qu’elle serait tout à fait misérable, si nous devions abandonner une idée précieuse, et bien des fois éprouvée, dès que nous n’avons rien à répondre à quelque disputeur. Dans le fait, personne ne pense ainsi. Tout homme pensant s’appuie sur une foi invincible ; c’est son réduit et donjon. D’où je tire la règle des règles, qui est de ne point penser contre l’autre, mais avec l’autre, et de prendre sa profonde et chère pensée, autant que je la devine, comme humaine et mienne. Et quand cette pensée est la Justice éternelle, qu’on l’appelle Dieu ou comme on voudra, on peut s’y établir, et travailler en partant de là ; prises de ce côté-là, les murailles tomberont.

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