Propos sur le christianisme
XLVIII
L’ESPRIT CHRÉTIEN
L’esprit chrétien n’est pas encore développé, même en ses premiers replis ; nous n’apercevons pas le moment où l’idée même du jugement intérieur appellera son opposé, c’est à savoir une forme politique purifiée, dont nous n’avons presque aucune idée. Selon les vues profondes de Hegel, qu’il faut elles-mêmes développer hardiment, la religion n’est jamais que la première réflexion sur les monuments, parmi lesquels je compte les légendes ; et la philosophie elle-même n’est qu’une réflexion sur la religion. C’est pourquoi je dis que la Libre Pensée n’est et ne sera autre chose que le Christianisme développé. Je dis développé ; non point réconcilié avec l’ancien ordre politique ; non point interprété d’après l’ancienne logique ; mais lui-même devenant logique et finalement politique.
Je prendrai en exemple le salut individuel, où Comte lui-même, si attentif à recueillir l’héritage humain, n’a pourtant reconnu que l’égoïsme renaissant. Il est clair qu’il faut coopérer d’abord, et coûte que coûte sauver les autres en même temps que soi, et ne point quitter femme, amis et compagnons pour soigner sa propre âme. Rien n’est plus évident ; mais il y a beaucoup de choses évidentes et qui ne s’accordent point. Il faut coopérer pour la paix ; très bien. Mais le moindre essai dans ce sens-là fait paraître une autre guerre. La grande guerre a porté cette contradiction et nous la jette maintenant en discours irréfutables. Suivons l’autre idée, si jeune encore ; il est assez clair que l’élément de la guerre est cette colère intérieure en chacun, si aisément parée en indignation. Le monde des hommes est agité en tous sens de ces généreuses colères, saluées sous le nom de courage. Mais nous ne poussons point au-delà. Autour de cette idée nous voyons se reformer les légions de César.
Où donc le salut, sinon dans une retraite à l’intérieur de soi-même en vue de se bien gouverner ? Chacun reconnaît promptement, d’après ses premiers essais, qu’il est difficile d’aider les autres ; mais c’est encore trop peu savoir. Il faut comprendre, par jugement irrévocable, que les moyens de force, et même d’apparence douce et persuasive, sont nécessairement soumis aux lois de la force. Cette vue prise, et ce monde une fois exilé de nous, une autre idée se montre, qui est que la paix de chacun avec soi sera nécessairement la paix universelle. Ainsi c’est par gouvernement de moi-même que j’aide les autres, et seulement ainsi. En toutes choses ; car si je ne convoite point, j’établis la justice autant qu’il est en moi ; si je ne violente point, j’établis la liberté autant qu’il est en moi. Ce que traduit exactement et sans la moindre erreur cette poétique doctrine d’après laquelle celui qui a sauvé son âme intercède et prie pour tous les autres. Mais ce n’est pas assez de croire ; il faut savoir. Cela est ainsi. Tous les maux humains viennent de ce que je me jette à sauver les autres d’esclavage, d’injustice et de violence, au lieu de me sauver moi-même. Dans le Juste, toutes les fois qu’on le rencontre, on reconnaît non sans étonnement un certain refus d’aimer et même d’aider, par un regard à l’ordre invisible et immédiatement universel où le sage gouverne absolument. Mais cela est encore plus admiré que compris. On s’étourdit à chercher une loi civile qui préserverait les hommes d’être violents, injustes, esclaves. Au lieu que c’est parce qu’ils ne se sauvent point chacun de violence, d’injustice et d’esclavage, que la loi civile est corrompue par ce mélange d’amour et de vengeance.