Propos sur le christianisme
XXI
DE L’ÉGALITÉ
Parmi ceux qui travailleront à réformer l’enseignement public, je ne vois personne, il me semble, qui pense selon l’égalité démocratique. Descartes, Prince de l’Entendement, a écrit que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; ce puissant esprit ne voulait point voir de différence entre les hommes, si ce n’est pour la facilité de mémoire et les gentillesses extérieures ; mais j’ai remarqué plus d’une fois que cette pensée n’est point comprise. Dès qu’un homme l’emporte par ce qu’il a lu ou retenu, ou par l’art d’écrire ou de parler, il prend ses distances, s’installe dans l’élite dirigeante, et cherche des seconds et successeurs parmi les brillants élèves qui lui ressemblent. Au sujet de la masse, nulle autre pensée que de lui bien apprendre un métier ; la masse est utilisable et gouvernable, plus ou moins, selon la prévoyance du législateur. Mais que tous puissent avoir part, et doivent avoir part, à la vraie science et à la vraie culture, c’est une idée qui ne se montre point. Un haut personnage disait récemment qu’il importe de ne laisser sans doctrine aucun de ceux, fût-il berger, qui sont capables de tenir leur place dans les rangs de l’élite dirigeante. Voilà leur Démocratie. Un esprit lent et engourdi, sans facilité et sans grâce, est marqué d’esclavage ; le savoir technique, qui est de l’œil et de la main, est assez bon pour lui. Utile instrument dans la main du chef.
Le monde antique instruisait ses esclaves, si on l’entend ainsi ; il est hors de doute que le petit animal à forme humaine qui montrait quelque aptitude à la cuisine ou au jeu de la flûte était mis à l’école près des habiles ; s’il aimait la lecture, l’écriture et la grammaire, il n’en avait que plus de prix. S’il s’élevait jusqu’à l’intrigue politique, il pouvait être affranchi, et avoir part aux grandes affaires. Cette loi de sélection joue encore parmi nous ; et j’ai connu plus d’un esclave bien doué qui s’approche maintenant de l’Académie. Il y a un beau livre à écrire sur nos Affranchis, joueurs de flûte ou grammairiens, attentifs à plaire.
Il est vrai pourtant que l’école moderne a commencé seulement avec le catéchisme, quand le prêtre eut le devoir d’enseigner au plus endormi et au plus arriéré justement ce qu’il savait de plus beau. Nous développons cette grande idée ; mais il s’en faut qu’elle soit assez en faveur et en lumière. Toujours instruire les plus aptes ; toujours faire une exacte revue des petits sauvages, afin d’y trouver des polytechniciens ; les autres seront instruits par procuration, retrouvant en leurs maîtres leurs égaux d’hier, et assez contents ; car de quoi se plaindraient-ils ? Il suffit qu’on n’ait point laissé un seul génie à garder les moutons. Or ce facile problème est résolu, comme il fut toujours. Mais l’autre est à peine touché, qui est d’éveiller tout esprit le plus qu’on peut, par les plus hautes et les plus précieuses connaissances, et de donner plus de soins à l’esprit le plus lent ; enfin de régler l’enseignement non sur les mieux doués, mais sur les moins doués. Car le vrai progrès n’est pas en l’esprit d’un Thalès, mais en l’esprit de sa servante.