Propos sur le christianisme
XXXII
LA FÊTE-DIEU
« On s’instruit en voyageant, et assurément cette diversité des peuples, des coutumes, et des Dieux est utile à considérer. Mais, d’un autre côté, l’on n’apprend jamais que ce que l’on sait déjà. Je viens de voir une longue procession de Français qui célébraient la fête du blé. C’est dans le temps que l’on voit jaunir les moissons, quand le soleil est au plus haut de sa course. Alors se déroule cette fête, qui est remarquable par les chants et par une sérieuse allégresse ; je me suis cru dans mon pays. Les jeunes filles vêtues de blanc, et les jeunes garçons portant l’habit militaire, mais sans aucune arme, font un long cortège ; tout le peuple a revêtu ses vêtements de fête, et les femmes ont des chapeaux fleuris, en hommage au soleil. Sur le chemin du dieu, les maisons sont parées d’étoffes blanches, de verdure et de fleurs. Le sol est jonché de fleurs et de longues flammes d’iris, disposées de façon à représenter le soleil, père du blé. Au devant du dieu s’avancent des enfants vêtus de blanc et couronnés de roses, qui jettent des roses effeuillées. L’image du dieu est portée par un vieillard tout vêtu d’or et protégé par un grand voile tout doré que portent les plus riches des habitants, qui font ainsi hommage au soleil et au blé, sources de toute richesse.
« Il n’est pas permis de contempler l’image du dieu, et tous se prosternent sur son passage. Toutefois, usant du privilège des voyageurs, et ainsi que font les étrangers chez nous, je me suis permis de regarder de côté, tout en donnant les marques du plus profond respect. L’image a la forme d’un soleil d’or, mais le centre en est d’un blanc immaculé. Un prêtre m’a dit que ce que l’on voit ainsi dans une sorte de boîte de cristal qui est au centre du soleil, c’est un morceau du pain le plus pur, et sans levain ; et c’est ce pain qui représente le dieu. J’ai compris d’après cela que cette fête est la fête du blé, et aussi la fête du soleil, père du blé. Toutefois le prêtre qui a bien voulu m’instruire parle volontiers par figures, comme font tous les prêtres, et pense que ce pain sans levain représente une nourriture d’esprit, qui donnerait force d’âme et sagesse. De même ce soleil d’or représenterait l’Intelligence infinie, source de toutes nos idées. Il m’a paru posséder là-dessus une doctrine secrète, et plaindre ceux qui l’ignorent. J’ai donc feint de le comprendre ; mais il me semble que je le comprends beaucoup mieux qu’il ne se comprend lui-même. Nul n’ignore que le Soleil et le Pain sont les soutiens de toute sagesse et de tout esprit en ce monde. Et si quelque orgueilleux se disait maître de penser et de vouloir sans ces secours extérieurs, je voudrais le voir deux jours seulement sans soleil ni pain. Je veux bien qu’on appelle grâce ces secours qui nous permettent de savoir un peu et de vouloir pour le mieux ; que cette grâce nous arrive par le soleil et le pain, c’est ce qui frappe tous les yeux ; et c’est donc sous les formes du soleil et du pain qu’il est convenable de célébrer le Bienfaiteur. Mais il me semble qu’après cela c’est notre propre affaire de vouloir et de penser comme il faut ; et il me paraîtrait impie de remercier le Bienfaiteur de ce que nous avons nous-mêmes fait de bien en ce monde ; car cela, c’est notre affaire, une fois que nous sommes pourvus de blé. Il est remarquable que la religion universelle soit toujours jointe à quelque croyance superstitieuse, conseillère de paresse et de faiblesse. » Ainsi philosophait le Huron, parce qu’il avait vu passer la procession de la Fête-Dieu.