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D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes

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L’ACCIDENT ROYAL

Le jeune roi et la jeune reine firent leur entrée par la porte royale. C’était une brèche que l’on ouvrait dans la muraille à de solennelles occasions, quand le roi, mort ou vivant, revenait d’une guerre et d’une victoire. Des ancêtres du jeune roi avaient franchi jusqu’à douze fois la brèche, douze fois pratiquée, douze fois restaurée ; mais depuis longtemps, depuis des générations, la porte royale était restée murée et un lierre y étalait sa paresse, symbole de paix et de décadence.

Le lierre fut arraché et le vainqueur entra.

Le cortège était simple et magnifique : d’abord, des escadrons de cavaliers, crinière au vent et lance au poing ; puis, en un carrosse découvert, le roi et la reine : le roi, serré comme une abeille dans un corselet de velours aurore, brodé d’hyacinthes, et la reine, pareille à une libellule, dans un corselet de soie violette brodé de topazes ; tout autour du carrosse, des gardes cavalcadaient, et venaient enfin, fermant la marche, de solides soudards casqués de fer, et dont l’épaule pliait sous la lourde et longue arquebuse.

Respectueuse et curieuse, la foule se pressait sans cordialité, sans joie ; elle semblait bouder, songeant qu’on l’avait frustrée des fêtes du mariage royal et que le vainqueur lui amenait, fille du vaincu, moins une reine qu’une esclave couronnée.

Cependant, la jeune reine souriait et le roi saluait son peuple.

Des moments se passèrent ainsi et le cortège avançait lentement, mais sans heurts, sans tempêtes ; le carrosse doré paraissait une majestueuse galère sur des eaux calmes.

Trop de sagesse chez le peuple inquiète les rois, comme une mer trop paisible inquiète les capitaines. La jeune reine, la fille du vaincu, se pencha vers son mari et, tout en continuant de sourire au peuple, prononça quelques paroles sans doute convenues d’avance, car le roi n’en fut pas ému et ne répondit que par un signe. Un aide de camp ayant tourné les yeux vers la voiture royale, le jeune roi porta ingénument la main à son menton ; l’aide de camp répéta ce geste, mais aucun incident immédiat ne fut la conséquence de ce mystérieux échange de brèves pensées.

Peu à peu, la foule s’accroissait et une visible houle agitait légèrement la surface du tranquille océan ; il y avait des courants, des remous, mais paisibles, mais doux, mais silencieux. Enfin, on tourna vers une rue plus large, encore mal déblayée, car le cortège avait marché à une rapidité relative et imprévue : les attardés fuyaient vers les maisons, intimidés par les chevaux, par les lances, par l’air brutal des cavaliers. Le train se ralentit ; mais, tout à coup, sans cause apparente, un des chevaux du carrosse fit un écart : l’attelage, monté par de subtils postillons, hésita une seconde, puis se rejeta violemment sur la gauche ; la ligne des gardes fut rompue, des imprudents s’avançaient : l’un d’eux roula sous les pieds des chevaux.

Alors, brusquement comme un équipage de cirque, l’attelage royal reprit sa position, les six chevaux ramenés à la paix, maintenus immobiles.

Le roi sauta à terre, arriva le premier au blessé qu’il éleva dans ses bras. Instantanément, de la foule, naguère si calme et presque muette, monta un grondement qui bientôt éclata, tel qu’un formidable coup de tonnerre d’acclamation. A ce peuple inactif et qui regardait, l’acte du roi avait paru une merveille d’à-propos et d’héroïsme : ces chevaux soudain arrêtés, le roi descendant de son carrosse, se jetant au secours d’un inconnu, victime, sans doute, de son imprudence ou de sa curiosité — quelle occasion d’enthousiasme!

Mais quand la foule vit le jeune roi installer lui-même le blessé sur les coussins royaux, à côté de la reine, qui s’empressa de lui essuyer doucement le visage et les mains, ce fut un indicible délire, — et l’armée elle-même, oubliant son rôle, entonna de frénétiques hourras.

— Quel bon roi! disait le peuple, quelle bonne reine! Il n’y a qu’un roi pour être aussi bon! Il n’y a qu’une reine pour être aussi bonne! Et comme ils sont beaux! Le roi a un nez vraiment royal et la reine a des yeux aussi doux que les yeux de la madone!

La foule s’attendrissait : une traînée de cris d’amour s’enflamma le long des rues, jusqu’au delà des murailles, jusque dans les campagnes, jusque dans les forêts, jusque dans les montagnes!

Cependant des chirurgiens étaient accourus et une voiture avait été mandée pour transporter le blessé.

— Conduisez-le au palais, chez moi, dit le roi. Il sera soigné comme mon frère.

Ces paroles, bientôt répétées de toutes les bouches en toutes les oreilles, augmentèrent encore un délire qui touchait pourtant au paroxysme ; elles franchirent les portes, les fenêtres, les cloisons ; elles montèrent jusqu’aux greniers ; elles descendirent jusqu’aux caves, — et toute la ville se répandit dans les rues. Les aveugles pleuraient de ne pas voir ; les sourds pleuraient de ne pas entendre ; les paralytiques et les fiévreux se traînaient au bord des fenêtres.

La masse humaine devint si compacte que l’on mit une heure à franchir la moitié de la grand’place. De temps en temps, le roi se levait, agitait son casque aux plumes de cygne, et des trombes de cris jaillissaient, retombaient en cataractes. Il prit la jeune reine, la fit monter debout sur les coussins, la montra au peuple ; alors la joie et l’admiration furent si grandes que les moyens d’expression faillirent : il y eut une minute de silence religieusement grandiose, comme à l’ostension du Saint-Sacrement.

Tout d’un coup, comme vaincue par l’émotion, la reine laissa tomber sa tête sur l’épaule de son mari, le roi baisa le front qui s’approchait de ses lèvres, — et le spectacle de cette royale idylle ralluma soudain l’enthousiasme qui se recueillait : le volcan populaire lança une gerbe de flammes.

Cependant, un mouvement s’organisait dans la foule, qui s’ouvrait pour laisser passer des hommes forts et résolus. Quand il y en eut environ trente autour du carrosse royal, leur volonté se fit voir clairement : ils dételèrent les chevaux, prirent leur place et, en grande joie, se mirent à traîner leurs maîtres.

C’est ainsi que finissent d’ordinaire de telles ovations, les hommes ne pouvant imaginer un signe d’esclavage plus manifeste.

Le délire s’accentua : des femmes bravaient l’écrasement pour venir baiser la poussière du marchepied royal.

Au milieu d’héroïques clameurs, le cortège repartit, pendant que la petite reine serrait convulsivement la main du jeune roi.

Ils se regardèrent : il y avait de l’amour dans leurs yeux.

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