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D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes

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CELUI QUI A TUÉ

Homme pareil à bien des hommes, il me parut longtemps un être simple, d’un mécanisme très ordinaire. Je l’analysais et je le démontais à vue d’œil ; mais quoiqu’il ne fût pas pour moi de ceux qui déroutent, il était de ceux qui retiennent un peu l’attention, par le plaisir que l’on trouve à les comparer sans fatigue à leurs voisins. Sans l’aimer, j’avais pour lui l’estime due à un bon joueur d’échecs ; ses ruses étaient classiques, mais si froidement combinées et de si loin, que l’on s’apercevait toujours trop tard, avec la confusion satisfaite de l’écolier, d’avoir été trompé selon les règles et par des procédés écrits dans tous les manuels.

Nous passions tous les soirs de brèves heures à ce jeu, en un café pourtant bruyant, troublé par les violentes entrées d’étudiants accompagnés de femmes singulières. Cela nous faisait lever la tête, mais l’échiquier nous restait dans les yeux et les fous et les cavaliers tendaient un réseau blanc et noir entre notre attention et les sourires ivres des maigrelettes filles.

D’aucunes m’étaient connues ; elles me tendaient la main en passant, sans souci de déplaire à leur ami de la soirée, car ce café, centre d’un monde fraternel, permettait la familiarité. Mon ami (un ami que je n’aimai jamais) était plus souvent que moi favorisé de ces petits ressouvenirs et de ces petites mains gantées ; mais les petites mains pour lesquelles il lâchait les créneaux de la tour glissaient si vite entre ses doigts, et il en goûtait si peu la caresse que, souvent, ses yeux étant demeurés obliquement baissés sur la vision du coup décisif, il me demandait, plusieurs minutes après :

— Qui donc m’a dit bonjour?

Ces distractions sont communes à tous les joueurs attentifs et sérieux, mais il me semblait que chez lui elles prenaient un air particulier, non d’indifférence, mais de crainte. Quand une femme s’arrêtait devant lui et lui adressait la parole, il devenait comme peureux : parfois, il pâlissait ; souvent, sa peur finissait par une colère dissimulée, et une impertinence, même maladroite, même stupide, le débarrassait de l’importune. A la vérité, les femmes n’y prenaient garde ; elles semblaient le ménager ; elles s’éloignaient, après un mot de reproche plutôt affectueux, et nulle ne lui garda rancune.

Il y avait plus d’un an que nous venions nous rejoindre tous les soirs au café, quand mes observations commencèrent à se préciser.

Je remarquai — ou, car cela est si étrange, je crus remarquer — que les très rares soirs où il n’y avait aucune femme dans le café, mon ami avait une liberté d’esprit bien plus grande et une précision de jeu bien plus redoutable ; quelques femmes, et il devenait moins maître de lui ; plein de femmes, et répandue l’odeur énervante de la femelle, il se troublait, hésitait, — se laissait battre.

Un soir, je lui dis, après avoir examiné la salle :

— Aujourd’hui, je vous gagnerai.

Obéissant à ma suggestion, il regarda autour de lui, puis, mais d’un ton très calme, il répondit :

— Oui, je crois que vous me gagnerez, aujourd’hui. Je ne suis pas en train, la lutte va m’être difficile. Il y a des soirs où je me sens ivre, — ivre de l’ivresse douloureuse que provoquent certains poisons.

Je demandai :

— A quoi attribuez vous cela? Vous n’avez pas un tempérament nerveux.

Après de l’hésitation, il dit lentement :

— A quoi j’attribue cet état? A des choses anciennes, à une histoire, à des coïncidences, à des souvenirs… Enfin, je ne puis, ni ne veux préciser.

Ces derniers mots furent prononcés un peu sèchement et je répondis sur le même mode :

— J’ai été indiscret, je vous en demande pardon, et d’autant plus volontiers que tout cela m’est fort indifférent.

Pour pallier mon impertinence, j’ajoutai :

— Le jeu suffit à ma curiosité.


A partir de ce soir-là, mon compagnon — l’homme d’abord cru simple — me donna le plaisir du mystère et je continuai avec passion mes observations. Cette sorte de maladie m’intéressait beaucoup ; j’espérais en découvrir le principe et m’en faire gloire, car je n’avais jamais rien lu de pareil dans la description des plus étranges maladies nerveuses. Dite par des termes peu scientifiques, c’était, en somme, l’influence sur un homme, paraissant médiocrement sensitif, du fluide féminin accumulé. Ayant trouvé cette explication, j’en fus mal satisfait ; cependant, elle n’était peut-être pas totalement absurde, car il est avéré qu’une assemblée d’hommes excite, souvent jusqu’à l’hystérie, la nervosité d’une femme ; un homme en des conditions analogues, ressent une surabondance de vitalité mâle : dans le cas que j’étudiais — tout en veillant à l’abri de mes silencieuses tours — il s’agissait seulement de dépression au lieu d’excitation, de moins au lieu de plus ; au lieu de vers la droite, la balance fléchissait vers la gauche, — voilà tout.

Ma boiteuse explication admise provisoirement, il me restait à trouver la cause première ; mais comme j’ignorais la vie de mon compagnon, comme il ne m’avait jamais fait aucune confidence, cette dernière recherche me parut impossible et j’en abandonnai la solution. Nous continuâmes à faire manœuvrer nos cavaliers, et je m’abstins, par lassitude et par ennui, d’observations désormais inutiles.


Or, il arriva qu’un soir, une femme d’assez médiocre beauté, mais rousse avec la peau toute blanche, entra dans le café ; elle était seule et elle avait cet air lamentable des filles qui ont traîné en vain pendant des heures leurs jupes sur les trottoirs.

Elle vint s’asseoir près de nous ; mon ami leva la tête et tout d’un coup devint si pâle que j’eus peur ; en même temps, sa main, qui tenait une tour conquise, retombait sur l’échiquier d’un tel poids que toutes les pièces furent renversées.

— Venez, je vous en supplie, me dit-il d’une voix malade ; sortons.

Il s’appuyait tout tremblant à mon bras. Quand nous eûmes fait quelques pas, je l’entendis murmurer fort distinctement :

— Toutes me connaissent… toutes savent… oui, je crois qu’elles savent… c’est cela qui les attire… le sang de leurs sœurs… Mais celle-ci, celle qui s’est assise à côté de moi, elle m’aime tant — que je serais capable de la tuer encore!

Je répétai :

— Encore?

Il me regarda :

— Oui, encore.

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