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D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes

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MÉLIBÉE

On se demandait comment une jeune fille si agréable et si bien dotée avait pu atteindre, sans se marier, l’âge de vingt-quatre ans, déjà lourd à porter pour une vierge ardente. Plusieurs motifs se confiaient à l’oreille, et même se disaient tout haut : les parents étaient stupides, insupportables et de réputation plutôt déshonnête ; la jeune fille était mal élevée, dédaigneuse, d’allures hautaines, hardie, impertinente et douée de regards dont l’éclat, presque libertin, effrayait les plus braves et les plus résignés. Ensuite, on insinuait le ridicule de son nom, Mélibée, syllabes effarantes, et qui donnent l’impression d’amours vraiment trop virgiliennes. Tout cela était vrai, mais il était vrai encore plus que Mélibée restait fille par goût. Elle n’avait nullement renoncé au mariage ; elle attendait, prête à se donner, une occasion romanesque, des bras puissants et qui auraient prouvé leur force, une épée levée d’où dégoutte le sang, un pied de gladiateur écrasant la poitrine de l’adversaire agonisant.

Sa sentimentalité était cruelle jusque dans le rêve. Comme d’autres songent à des barques qui emportent des amants enlacés, à des échelles de soie où se balancent d’adroits Roméos, elle aimait à se figurer des carnages et à se voir, à l’heure où la nuit descend sur les champs de bataille, couchée dans l’herbe teinte de sang, orgueilleusement souriante à l’étreinte brutale du vainqueur.

Pourtant, des imaginations aussi abominables et aussi puériles lui faisaient honte, parfois, et elle consentait à baiser les mains d’un vainqueur métaphorique, d’un pacifique athlète. Au fond, elle voulait surtout être gagnée comme un prix, être décernée comme une couronne : un objet aussi remarquable que Mélibée ne pouvait appartenir au premier venu : il lui fallait le « par droit de conquête ».

Ah! qu’elle eût aimé ces tournois où deux chevaliers combattaient souvent jusqu’à la mort, et quelle anxiété à se demander : lequel va mourir et lequel va être mon maître? Souvent, elle avait songé à organiser quelque féroce duel entre ses prétendants, mais l’imagination lui manquait et, faute d’expérience, ses inventions n’aboutissaient qu’à de minuscules querelles, bientôt apaisées.

Cependant, la ferveur de son sang la pressait de conclure ; obscurément, elle prévoyait le moment où elle deviendrait la proie presque volontaire d’une habile audace, — et c’est ce qui arriva.

On ne recevait dans la maison que des lauréats, que des gens primés, ayant le droit, comme les veaux de concours, de porter le flot de rubans et la rose en papier doré ; celui qui courba sous son genou la fière Mélibée était donc un lauréat, mais de l’espèce la plus médiocre, un lauréat dérisoire et asinaire, un lauréat dont on devrait, par pudeur, taire le genre de triomphes ; un lauréat, enfin, de la littérature neutre et de l’art châtré.

Ce jeune homme sans scrupules entreprit la séduction de Mélibée par le jeu des réticences. Il lui contait des histoires passionnantes qu’il arrêtait net, ajoutant : « Quand vous serez mariée, vous saurez la suite. » Ou bien, il lui présentait le mariage comme un incommensurable abîme de félicités, un océan infini de délices sans cesse renouvelées, et il insinuait que la plupart des divorces ont pour cause l’inaptitude de certains êtres à supporter des plaisirs excessifs, des joies dont l’amplitude va jusqu’à la douleur exquise. Il expliquait tout cela en termes beaucoup plus galants et beaucoup moins voilés, si bien que Mélibée finit par lui confier le soin de la guider vers le paradis.

Ils furent mariés, et les portes du ciel s’entr’ouvrirent à peine. Mélibée apercevait les splendeurs de la cité lumineuse, mais l’espace d’une seconde, et la nuit retombait sur son cœur. Elle demanda des explications : on lui donnait toujours les mêmes. Elle se fâcha : ce fut la nuit complète et sans éclairs. Se sentant dupée et trahie, elle s’abandonna aux cuisantes caresses du désespoir, elle pleura, elle cria, mais en vain, car il lui manquait le mot magique par quoi cède l’entêtement des portes du ciel.

Il lui manquait d’avoir suivi sa nature : elle s’était trompée de chemin. Alors Mélibée revint à ses anciens rêves, aux bras sanglants qui s’ouvrent pour éteindre la femme conquise, et son mari lui fit horreur.

Heureusement, il était jaloux. A cette découverte, Mélibée éprouva quelque joie, car une femme de son caractère trouve toujours moyen de se débarrasser d’un mari jaloux. Son plan était aussi simple que ses espérances étaient vastes et compliquées, car elle prétendait utiliser très sérieusement cet inutile mari et faire servir sa disparition à la réalisation même du rêve de toute sa sentimentale jeunesse.

Elle avait sous la main le combattant qui devait mourir, le gladiateur dont la poitrine devait être écrasée par le pied d’un impitoyable adversaire : il ne restait plus qu’à trouver l’adversaire, — le vainqueur!

Il fallait un homme fort et adroit et que cet homme devînt assez amoureux pour être imprudent ; il fallait une aventure telle que son mari fût obligé de se battre ; il fallait, non seulement un évident commencement d’adultère, mais encore une insulte publique, une offense préméditée.

Avec une diabolique habileté, elle organisa toute l’affaire. Un ami de son mari fut le partenaire et l’adversaire choisi ; comme Mélibée était assez désirable, quelques menues avances eurent raison de son amitié. Le reste était facile. Quand Mélibée se fut promenée trois jours de suite avec un étranger, vers la tombée de la nuit, dans les petites rues de son quartier, sous les regards haineux des bonnes, le quatrième jour, son mari se dressa tout à coup, sorti d’une porte cochère.

Tout se passa convenablement, aussi discrètement qu’une rue permet d’être discret ; des témoins se firent quelques réciproques visites et, un matin, deux petites caravanes se rencontrèrent en une île charmante, égayée par les premiers rayons de l’aurore et par le chant des oiseaux.

O Mélibée, pendant que les épées cliquetaient, là-bas, dans l’île charmante et gaie, quels moments délicieux tu passas à rêver et quels rêves émouvants! Tu suivais en pensée toutes les phases du duel et ta pensée voyait tout : les feintes, les reculs, les parades, la sérénité des témoins! Tu voyais tout, mais voilà qu’un nuage inattendu enveloppa ta vision ; tu sais qu’un des deux est touché à mort, mais lequel?

O Mélibée, tragique incertitude! Lequel? Si celui que tu as choisi pour vaincu allait rentrer et te dire : « L’autre ne reviendra pas! » Si le mari que tu méprises surgissait devant toi, les bras tendus vers toi?

Lequel? Mélibée n’essayait plus de penser. Debout, dans une pose de résignation joyeuse, elle attendait son maître, celui qui l’aurait conquise par le sang, celui qui lui donnerait la joie d’appartenir au vainqueur.

La porte s’ouvrit. Son mari entra, disant :

— Il y a eu mort d’homme.

Alors, Mélibée tomba à genoux, et ses yeux criminellement beaux disaient au triste gladiateur l’admiration de la femme, le désir de la femelle, la soumission de l’esclave.

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