D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes
L’ÉVOCATEUR
C’était une très vieille dame toute parfumée, toute poudrée, toute macérée par les essences, si maigre sous la triste richesse de ses robes et de ses joyaux qu’elle représentait bien (effroyablement bien) le squelette mondain, la carcasse élégante qui n’a jamais dit son dernier mot et qui prendrait des attitudes jusque dans le néant.
Depuis qu’elle vivait seule en son vieil hôtel funéraire, où la poussière accumulée semblait un résidu d’ossuaire, sa vie continuait toute pareille (en réalité) à la vie de joies et de triomphes dont si longtemps avait joui sa beauté de jadis. Nul pourtant ne la visitait que de rares héritiers presque aussi vieux qu’elle et toujours mal reçus. Souvent, elle les reconduisait à peine entrés, sous ce prétexte d’une vésanique fallaciosité « qu’elle donnait un grand bal, le soir même, et qu’en telle occurrence une maîtresse de maison n’a vraiment pas le temps de s’attarder à des bavardages ». Elle ajoutait : « Je ne vous invite pas : ces fêtes-là, ce n’est plus de votre âge. »
Or, « le soir même », une seule personne franchissait, assez discrètement, les portes de l’hôtel, — et les vastes salons dédorés ne s’éclairaient que d’une douzaine de bougies jaunes, luminaire de la danse des morts!
— Entrez, monsieur le professeur. Il ne manque plus que vous.
M. le professeur entrait, saluant avec la grâce d’un maître à danser, mais gêné dans son évolution par un chapeau très rouge qu’il essayait de cacher derrière son dos, et par une lamentable boîte à violon qui, immanquablement, heurtait le battant de la porte.
Débarrassé de ces accessoires, il recommençait son salut : avancer de trois pas en s’inclinant légèrement aux deux premiers pas et profondément au troisième ; là, on attend que la belle dame vous donne ses doigts à baiser, et, si elle ne daigne, on se retire modestement, la main sur le cœur.
Jamais la belle dame ne donnait ses doigts à baiser : M. le professeur se retirait donc modestement, la main sur le cœur, et, accordant son violon, demandait :
— Piano ou violon, madame la marquise?
Madame la marquise faisait alterner : elle préférait les quadrilles sur le violon et les valses sur le piano.
— Jouez-nous donc, dit-elle négligemment, le Quadrille sicilien.
L’évocateur entama l’introduction, les couples se placèrent en vis-à-vis et, au point d’orgue, voilà qu’ils s’avancent, se mêlent, se saluent, — et d’entre le murmure doux des robes froissées, un petit rire s’élève, s’égrène, s’éperle : la vieille marquise le reconnaît, — c’est le sien d’il y a soixante ans!
Bal de cour, le premier grand bal où elle parut, plus émue que le néophyte pour qui se déchire le voile d’Isis. Ce soir-là, elle inaugurait vraiment son âme de vierge civilisée, elle la conduisait au baptême : s’entendre dire qu’on est plus jolie que « toutes les autres », — quelle bénédiction comparable à celle-là, et quelle bénédiction aussi efficace à insinuer en un doux petit cœur l’amour et la pitié de son prochain? Comme elle leur offrait volontiers, à « toutes les autres », l’orgueilleuse compassion de ses regards heureux, de son sourire de reine!
Après les compliments, les déclarations, — d’exquises phrases de romance, des murmures d’une douce musique, aussi douce en vérité qu’une mélodie de Marcailhou! Songez que tous ces jeunes gens vous affirment sérieusement que vous pouvez, d’un mot, édifier le palais de leur félicité! En a-t-on jamais dit autant à « une autre », depuis le commencement du monde, ou du moins depuis qu’il y a des bals de cour et des robes décolletées? Un seul mot — lequel? Il vaut mieux le taire, car il est dangereux, et dès qu’on l’a proféré, on est prise, ce qui est bien moins amusant que de prendre soi-même.
Cependant M. le professeur a épuisé les figures du Quadrille sicilien ; les ombres s’arrêtent avec la dernière note du galop, et, désenlacées, s’évanouissent.
— Monsieur le professeur, jouez-nous la valse des Saules.
Ceci est presque grave. L’initiée, devenue hiérophante, a joui des mystères et en a partagé les secrets avec un compagnon choisi, — mais pour être complète et vraiment femme, il lui faut la certitude du mensonge réalisé. Ce n’est qu’après avoir trompé qu’elle atteint à l’épanouissement absolu, à la véritable conscience, à la liberté. La valse des Saules fut le prélude de cet affranchissement, qui s’opéra en trois phases : un baiser sur l’épaule, contre lequel on ne protesta pas ; une demande de rendez-vous, à laquelle on répondit ; le rendez-vous lui-même, simple formalité, puisque l’adultère était déjà réalisé en intention.
De ces trois phases, la plus agréable au souvenir, c’était sans aucun doute celle du baiser sur l’épaule, sensation inattendue et nouvelle ; — et puis le reste s’était répété tant de fois dans le cours des années!
Embarqué sur la valse des Saules, l’extravagant professeur pouvait naviguer des heures entières : le bateau descendait lentement ou furieusement le long d’un fleuve indéfini qui se jetait dans un autre fleuve et n’arrivait jamais, même après d’innombrables ramifications, à déverser ses flots d’harmonie dans l’océan du silence. La marquise fut obligée d’interrompre ; elle le fit avec politesse et presque avec grâce.
— Merci, monsieur le professeur, l’histoire est finie. Jouez-nous, maintenant, je vous prie, la mazurka du Dernier Amour.
Sans hésitation, car son répertoire d’œuvres surannées était vaste, le professionnel évocateur se précipita dans le Dernier Amour, « mazurka brillante », et il balançait la tête en mesure, d’une épaule à l’autre, comme un métronome. Dès la troisième mesure, il entendit derrière lui un petit cri, mais il n’en fut nullement déconcerté ; seulement, tout en continuant de se balancer en mesure, comme un métronome perfectionné, il coulait par-dessus son épaule des regards méfiants et tendait une oreille fort attentive aux progrès de l’émotion et au timbre des petits cris mystérieux ; peu à peu, il rassemblait ses jambes, se détachait du tabouret, prêt au brusque mouvement qui serait peut-être nécessaire.
La marquise se leva et vint s’accouder au piano ; elle avait vraiment l’air ému, trop ému et elle regardait son professeur de souvenirs avec des yeux terriblement reconnaissants.
C’était comme une quête, bien inutile, d’improbables audaces, — mais l’évocateur, inquiet, hâtant ses dernières notes, tout d’un coup se levait, saluait, enlevait sa boîte à violon et mettant hardiment son chapeau, au mépris du protocole, disparaissait avec une extrême rapidité.