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D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes

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L’INTACTE

Elle sortait d’une famille de médiocrité touchante et quasi symbolique. Son père était professeur de sixième en un petit collège de province, et sa mère, sous les auspices de l’Université, tenait une pauvre papeterie où l’on trouvait des crayons, des plumes, du papier écolier, des journaux bien pensants et des images d’Epinal. Par amour pour la sainte mythologie, son père lui donna le nom singulier d’Adonise, et il avait fallu l’autorité du professeur de rhétorique, un vieux prêtre paganisant, pour faire inscrire de telles syllabes au répertoire sacré de l’état civil.

Adonise en grandissant, devint la joie de l’humble boutique. Dès l’âge de huit ans, elle avait acquis une connaissance parfaite de toutes les variétés de plumes métalliques introduites en la ville de Bayeux : outre la tête-de-mort, qu’elle préconisait à l’aide d’un discours subtil, elle connaissait la lance, la gauloise, l’éclair, la diamant, et toutes les nuances des Blanzy et des Mitchell, donnait son avis, risquait un conseil direct : « Je sais votre écriture, il vous faut la lance. » Elle écrivait, d’ailleurs, avec art et ses cahiers d’application faisaient l’orgueil de l’institutrice, la chère sœur Bénévole.

En un autre genre de notions, Adonise était encore sans rivale. Seul, le directeur de l’honorable maison Pellerin était aussi exactement au courant de l’œuvre des bons imagiers d’Epinal. Adonise, vivant répertoire, pouvait réciter, sans broncher, jusqu’à trois cents titres de ces aimables placards, et non seulement les histoires connues, comme « Le prince Grésil » ou « La fée Chatte », mais des inventions extraordinaires, telles que « Alina et ses trois petits canards », « Paul, ou comment on devient millionnaire », « Alice, ou les suites d’un mensonge », et bien d’autres qu’Adonise ne nommait pas sans émotion, « L’histoire du prince Charmant », par exemple, qui avait fait battre son petit cœur.

Cependant, quand elle eut fait sa première communion, M. le professeur entreprit de lui donner une éducation vraiment sérieuse et plus conforme aux destinées de l’héritière d’un pédagogue estimé. La mythologie lui sembla tout d’abord indispensable ; il considérait une telle étude comme la préface de tous les livres, comme le portique sous lequel il faut passer pour pénétrer dans « le Temple du Goût ». Adonise fut illuminée de la science du Père de Jouvency, de la compagnie de Jésus, qui lui apprit les aventures du dieu tonnant, les travaux d’Hercule, et plusieurs autres anecdotes qu’elle jugeait bien moins amusantes et bien moins instructives que le Petit Poucet.

De toutes les drôleries cataloguées sérieusement par le vieux jésuite, elle ne comprit un peu que l’histoire de Diane, chassant le sanglier et méprisant les hommes. Chasser le sanglier devait être une occupation divertissante, et quant aux hommes, ils lui paraissaient bien inférieurs aux princes que M. Pellerin revêt de si galants pourpoints et de si gracieux toquets à plumes.

Ils en étaient aux demi-dieux, aux géants, tels que Briarée, aux bandits, tels que Procuste, lorsque M. le professeur décéda subitement, en expliquant dévotement comment Romulus téta, et non pas en vain, les mamelles d’une louve. Adonise avait treize ans : elle apprit la couture, sans négliger la calligraphie. Cette dernière science, estimable et utile entre toutes, fut le salut de la charmante Adonise : dès qu’elle eut atteint l’âge requis par les canons universitaires, elle reçut la commission d’enseigner les pleins et les déliés à une aimable assemblée de petites crétines, incapables de pénétrer les secrets, de s’assimiler les recettes de Brard et Saint-Omer, gloires de l’école française.

Adonise enseigna l’écriture, exécuta des modèles accomplis, morigéna les petits doigts tachés d’encre, distribua des diplômes de calligraphe — et vieillit.

Elle avait vieilli sans s’en apercevoir, sans rébellion, sans regrets. Le sourire des hommes ne l’avait jamais émue : il était informe, comparé aux précieuses minauderies des princes d’Epinal. Leurs paroles tendres — elle n’en avait guère entendu — étaient un jargon barbare et saugrenu près des tendres propos dont le roi, déguisé en berger, amuse la bergère. Elle avait conscience de vivre en un monde inférieur et même humiliant, et « tout ça » la laissait fort indifférente.

Pourtant, il arriva qu’un jour (elle avait alors la trentaine), des paroles, dites en chaires par un très beau dominicain, troublèrent le lac pur et bleu où naviguait son cœur enfantin. Ce moine, d’une modernité exquise et un peu jésuitique, attirait à soi les âmes en les enivrant d’amertume : il clamait la tristesse des solitaires, l’horreur des abandonnés, et, selon peut-être Ruysbroeck l’Admirable, la pitié qu’inspirent ceux qui vivent sans amour.

Adonise fut touchée, mais peu. Cela dura deux ou trois jours : le quatrième, elle s’abstint de la conférence du séraphique dominicain et relut, dans Jouvency, l’histoire de Diane, qui chassait le sanglier et méprisait les hommes.

Ensuite, elle songea : « Moi, je suis comme Diane ; aucun homme ne m’a jamais touchée. »

Elle songeait encore, en son innocence de vierge calligraphe : « A quoi bon? Et quel plaisir? Quand on est marié, on a des enfants ; mais j’en ai plus de cinquante, et très obéissants, et dont plusieurs me donneront de la satisfaction… »

Puis, cessant de ruser avec elle-même, car si son innocence était réelle, son ignorance n’était pas absolue, — elle murmurait :

«  — Diane, Diane! Que dirais-tu, si Adonise offrait ses lèvres à l’avidité d’un mâle, ses seins à la curiosité d’un mâle, son corps à la brutalité d’un mâle! Non! Je suis intacte, je veux demeurer intacte, — et moi aussi, dans les bois élyséens, je chasserai le sanglier et je mépriserai les hommes! Oh! Diane, sois mon refuge et mon recours, protège-moi, aime-moi, sauve-moi de ceux dont les paroles, lâchement agressives, veulent attenter à mon intégrité! Toi seule, — et nul autre, pas même Lui, pas même Jésus : Jésus est un homme! »

A partir de ce jour, les gens surpris entendirent Adonise émettre d’étranges propos, mais on pensait que c’était un ressouvenir des profondes sciences que détenait son père, et l’on souriait sans comprendre. Mais elle, en la concentration de ses rêves, s’exaltait : souvent, pendant que les petites filles recopiaient leurs modèles, elle s’élançait, l’arc aux mains, le carquois sur le flanc, dans les mystérieuses clairières des forêts hyrciniennes, et, à demi nue, mais chaste et les reins voilés, elle commandait aux chiens et domptait les fauves par la subtile puissance de ses flèches.

Elle finit par se détraquer complètement, « disaient les gens », et par oublier ce qu’on dénomme le monde réel, pour vivre là-bas, au clair de lune, sous les vieux arbres des bois sacrés, pour courir à l’appel de la conque, pour triompher des forces inférieures de la Nature, du Mal incarné dans les bêtes sanguinaires!

Comme son père, elle mourut en quelques heures, et — fille catholique de l’Eglise — elle mourut pourtant en soupirant :

— Diane, ô ma mère, je vais vers toi, je suis digne de toi ; aucun homme ne m’a jamais touchée : je suis intacte.

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