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D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes

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DIALOGUE ENTRE HARVÈDE ET UNE OMBRE

Harvède se rejeta vers le foyer, où brûlait en flammes d’or et de ciel l’âme d’une forêt. Blotti là, sous une haie de fourrures et de coussins, il avait encore froid.

— J’ai froid à l’âme, songeait-il.

Il sentait, selon la longueur de son corps, depuis le front jusqu’aux chevilles, des zones de glace qui le coupaient en cinq ou six Harvèdes inquiets et ennuyés. On lui apporta du thé, des alcools, des parfums : alors les bandes isothermes se détendirent, et les serpents gelés se réchauffèrent à s’enrouler aux serpents de feu.

— J’ai moins froid, songea-t-il.

L’unité se recomposa. Harvède, redevenu homogène, se remua et s’allongea, — puis il désira.

Soudain, ce désir lui était venu, comme une apparition, comme un jet de soleil :

— Je voudrais une femme blonde, une esclave, une douce créature prête à tendre le cou aux arabesques du caprice et du lacet…

Il rêva si fort qu’un malaise lui opprima le cœur, car il s’était retrouvé le long de la rivière d’où revenaient trois belles filles encore nues de s’être déshabillées sous le soleil ; les cheveux disaient les jeux de l’eau. L’une était celle-là, celle au nom de bienvenue ; elle ne riait qu’en sourire et ses yeux demeuraient graves comme les reflets de la rivière profonde et douce.

— Je n’ai plus froid, songea Harvède.

Il songea encore :

— C’est trop impossible. Je n’aime pas l’absurde. Je voudrais dormir.

Il se fit apporter des narcotiques, — et il dormit.

Ce fut l’instant que choisit une voix pour dire tout haut :

— Harvède, me voici.

— Toi?

— Je t’aimais, je t’aime encore.

— Toi?

— Moi, la même, et désormais immuable.

— Tu n’as sans doute pas de nom, car je ne t’ai jamais entendu nommer, — et je sais beaucoup de noms, je sais plus de noms qu’il y en a d’écrits dans les livres et sur les parchemins.

— Si je n’ai pas de nom pour toi, je nie pour tous les autres le nom que je pourrais avoir. Enfin, je suis celle que tu connais, celle qui a des yeux graves et doux comme le reflet de la rivière, une des trois, celle qui ne sait pas rire, mais qui sait sourire.

— Voilà vingt ans que je ne t’ai vue, dit Harvède, et tu n’as pas changé. Je te croyais morte. Les gens que je ne vois pas, je les crois morts. Tu es belle.

— C’est peut-être parce que je suis morte, dit l’ombre.

— Tu me fais peur.

— C’est peut-être parce que je t’aime, dit l’ombre.

— Si tu m’aimais, dit Harvède, il fallait me donner ta bouche et tes seins le jour que tu sortais de l’eau.

— Il fallait les prendre dit l’ombre.

L’ombre, disant cela, détourna la tête, puis reprit :

— Tu m’as presque fait rire, moi qui ne sais pas rire.

— Pourquoi? demanda Harvède.

— Parce que tu parles hypocritement comme une dupe. Avoue-le, et je dirai comme toi : tu m’as prise — en songe.

— Non, en désir seulement. Par ces temps de ma jeunesse, je ne rêvais pas, je vivais. J’en ai peut-être pris une autre — pour toi!

— Va, c’était la même chose.

— Tu n’es pas encourageante, dit Harvède.

— Alors, tu me veux? demanda l’ombre.

— Non, dit Harvède.

— Je ne suis donc plus belle? Tu me trouvais belle, quand j’apparus.

— Tu es belle, puisque tu es blonde, — mais tu n’es qu’une ombre.

— Enfant, dit l’ombre, regarde! Je n’ai qu’à ouvrir mon suaire, comme une robe d’amour, pour que tu demandes à baiser ma peau de sel gemme. Est-ce que je ne brille pas comme un diamant, avec toutes les nuances de la vie et de l’amour? On dirait que je sors de l’eau : je suis fraîche et ardente ; je saigne quand on me pique ; je brûle quand on me touche, — je brûle et je fonds. Vraiment tu ne me désires pas?

— Non, je ne te désire pas. Tu m’as fui, quand j’étais neuf aux ruses ; tu m’as fui après m’avoir regardé et après m’avoir souri…

— Je ne t’ai pas fui, j’ai marché et tu ne m’as pas suivie…

— Oui, j’étais trop jeune… mais maintenant, non ; je sais ce que tu es, maintenant.

— Tu ne le sais pas. Prends ma main.

Harvède prit sa main.

— Est-elle consolante? demanda l’ombre.

Elle continua :

— Pose tes lèvres sur mon épaule.

Harvède posa ses lèvres sur son épaule.

— Est-elle triste? Mes mains sont-elles vraies? Ma chair est-elle vraie? Touche tout mon corps, je suis vraie, je suis jeune, je suis immortelle. Ah! mon amour, accepte donc le plaisir que je t’apporte.

Harvède répondit, un peu tremblant :

— J’accepte le plaisir que tu m’apportes. Mais je l’accepte malgré moi, je l’accepte, car ton odeur étouffe ma volonté.

— Sois heureux en paix, ami, je suis bien celle que tu désires.

— Je ne sais plus.

— Oui, tu persistes à croire que je ne suis qu’une ombre! Je suis si vivante, mon cher, que je puis te donner la mort.

La voix de l’ombre devint amère et cruelle, pendant qu’Harvède oubliait sa conscience :

— Tu as baisé mon épaule. Tu as eu tort. Pourquoi te fier à moi? Ma peau de sel gemme est empoisonnée. C’est vrai, je suis le Désir, le Désir irrésistible dont l’absence afflige et dont la présence navre. Allons, viens nous aimer!

— Où m’entraînes-tu?

— Je t’aime, je suis toute à toi.

— Je meurs.

— Comment trouves-tu la mort?

— Délicieuse! Reviens me voir, enfant.

— Enfant, nous ne nous quitterons plus.

Harvède trembla plus fort et dit :

— J’ai peur, je meurs vraiment.

— Vraiment? demanda l’ombre.

— Laisse-moi!

L’ombre dénoua ses mains déjà tenaces :

— Oui, je te laisse. Tu me fais pitié, tu ne sais pas mourir.

FIN

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