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D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes

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EMÉRENCE

Mes tantes me déclarèrent qu’elles m’avaient trouvé une femme.

J’étais arrivé à l’âge où l’homme qui n’a pas d’ambition sociale commence à s’ennuyer d’être seul et de n’avoir personne à tyranniser. Le besoin de tyrannie, ou de commandement, ou de domination, est invétéré dans le mâle ; il ne se marie souvent que pour être le chef et maître, et s’il s’est trompé, si l’autorité lui échappe, c’est une déception assez forte pour annihiler à tout jamais sa volonté et abaisser son caractère. Pour ne pas m’exposer à une telle aventure, je prétendais choisir une femme docile sans servilité, douce sans niaiserie, obéissante sans lâcheté et avec assez de beauté et de grâce pour me donner la sensation de posséder une bête de luxe, rare, chère et difficile à remplacer. Les chevaux avaient jusqu’ici été ma passion ; je n’espérais pas trouver une femme aussi belle qu’un beau cheval, mais comme j’en jouirais avec un sens de plus, une beauté moindre pouvait me donner un plaisir plus grand.

J’écoutais donc ce que me disaient mes tantes.

Vieilles filles et sœurs jumelles, elles m’avaient élevé avec cette tendresse respectueuse que l’on a, en telles vieilles familles, pour l’aîné, chef de la maison ; dès l’âge de douze ans, elles m’avaient laissé maître et elles auraient volontiers pris mes ordres, si je n’avais eu déjà assez de raison pour refuser la responsabilité que l’on m’offrait. D’ailleurs, je les aimais beaucoup, et il me fut toujours agréable de voir en elles de prudentes conseillères dont j’acceptais avec déférence les avis ou les désirs.

— C’est une de nos cousines éloignées, me dirent mes tantes (elles parlaient presque toujours ensemble, — et l’on n’entendait qu’une voix), Emérence de V… Elle peut vous plaire de toutes façons, car elle a de la naissance, de la fortune et de la beauté, — si nous sommes bien renseignées. — Vous devriez aller la voir.

— Sous quel prétexte?

— Nous arrangerons cela. Renouer des relations de famille, par exemple, ne serait-ce pas un prétexte commode? M. de V… serait, nous le savons, content de vous recevoir ; il a de fort belles chasses, il vous retiendrait quelques jours et vous sauriez si Emérence est digne de vous. Quant à Mme de M…, elle est malade et ne s’occupe de rien.

Les choses s’ordonnèrent comme le souhaitaient mes tantes, et je partis pour le château de Boisroger, attendu par M. de V…, qui m’avait envoyé une invitation des plus aimables, « dès qu’il avait su mon désir de faire connaissance avec mes vieux cousins ».

C’était assez loin de ma résidence, mais le chemin de fer ne menant qu’à cinq lieues de Boisroger, je me décidai à faire le trajet en voiture, ce qui n’était guère plus long ; ayant deux bons chevaux habitués aux mauvaises routes du pays, je partis à midi, et à six heures j’entrais dans la cour du château, pierres encore féodales et que les barbares crépis n’avaient pas déshonorées.

M. de V… attendait debout sur le perron ; j’arrivais à l’heure précise et prévue : il en parut enchanté, me félicita d’une aussi belle exactitude, et en campagnard pour qui les bêtes sont des êtres aimés et précieux, il recommanda longuement au palefrenier mes chevaux qui, à la vérité, étaient couverts d’écume.

— Vous les avez un peu forcés, me dit-il, mais j’espère que vous leur laisserez tout le temps de se reposer.

Quand j’eus fait ma toilette, en une vaste chambre, aux menaçantes tapisseries, dragons et chimériques animaux, contre lesquels luttaient des chevaliers armés de lances longues comme des rayons d’étoiles — M. de V… revint me prendre, et nous redescendîmes au salon, où Mme de V…, aussi blanche de visage que de cheveux, semblait se mourir dans un fauteuil. Emérence, près d’elle, se penchait sur un métier à tapisserie, et trois grands épagneuls fauves dormaient en rond sous le haut manteau de la cheminée.

Mme de V… répondit à mes compliments par un sourire malade et des paroles si faibles que je ne les entendis pas ; Emérence, à notre entrée, s’était levée, repoussant assez brusquement son métier à tapisserie, et elle m’avait tendu la main, en me regardant avec de grands yeux bruns, très joyeux, mais très mystérieux. Elle était grande, pâle, un peu forte, pleine de vie, mais fatiguée par une existence claustrale près de sa mère infirme : elle paraissait un peu plus âgée qu’on ne m’avait dit et n’avait nullement l’apparence d’une jeune fille. Comme du premier abord elle m’avait plu, j’eus, à cette impression, un soudain petit serrement de cœur et je me demandai si mes bonnes tantes n’avaient pas été mal informées, — si Emérence n’était pas mariée! Puis, rougissant de ma stupidité, car un mariage est ce qui s’ignore le moins, je conclus qu’après tout « l’air virginal » était assez indifférent et qu’une fille de la beauté d’Emérence n’avait pas besoin, pour me séduire, de ce piment vulgaire.

Pendant le dîner et la soirée, tout en me faisant le plus spirituel possible, tout en parlant à mon tour et même davantage, car un étranger doit se faire connaître pour ne pas désobliger ses hôtes, j’observai Emérence et bientôt je fus conquis. Non seulement je la trouvai « digne de moi », comme le désiraient mes tantes, mais je me demandai avec anxiété si elle me trouverait digne d’elle ; mes idées d’autorité et de commandement perdaient de leur force et j’aurais obéi, pour gagner l’amour d’Emérence, à ses ordres les plus absurdes.

Pour distraire Mme de V…, nous fîmes une partie de nain jaune. Emérence gagna beaucoup de jetons d’ivoire et de médailles de vermeil, que son père lui racheta avec des monnaies moins rares qu’il tirait volontiers d’une grande bourse de peau de daim ; elle s’amusait, elle riait, elle me lançait des apostrophes ambiguës :

— Mon cousin, gagnez donc à votre tour! Gagnez-moi donc!

Ce n’était peut-être ambigu que dans mon imagination, mais j’étais tout à fait heureux de pouvoir me flatter de ne pas lui déplaire.

Quand les bougeoirs furent allumés, Emérence me dit :

— Mon cousin, tous les matins, je vais cueillir les fruits aux espaliers, avant que le soleil ne les ait déveloutés ; il n’y a que moi qui puisse faire cela. Voulez-vous m’accompagner demain matin? A sept heures, sur le perron.

— C’est que nous chassons demain, hasarda M. de V…

— Vous chasserez une autre fois, dit Emérence. Il faut qu’il voie les espaliers. Les pêches sont belles comme des anges.

Emérence eut le dernier mot et j’en fus ravi.

Un grand chapeau blanc sur ses cheveux noirs, un large panier au bras, chaussée de petits sabots, à cause de la rosée, Emérence parut sur le perron en même temps que moi et nous partîmes pour les espaliers, tout en haut du parc.

Elle n’avait plus son attitude joyeuse de la veille ; plus pâle encore, les yeux plus profonds, elle semblait triste et je crus même la voir trembler.

Quand nous fûmes à peu près à moitié chemin, elle me dit brusquement :

— Mon cousin, vous êtes venu ici pour moi, pour moi seule, et vous avez l’intention de m’épouser ; je suis au courant de tout et je sais beaucoup de gré à vos tantes de m’avoir désignée à vous, car j’aime votre nom, vous êtes mon parent et je serais volontiers votre femme, — mais il faut d’abord que je vous conte une histoire.

Elle réfléchit un instant, puis :

— Ai-je vraiment l’air d’une jeune fille?

Je répondis franchement, mais avec une indicible émotion :

— Non, vous avez l’air d’une femme.

— J’ai l’air de ce que je suis, reprit Emérence.

Je ne savais que dire, je la suivais, les yeux baissés ; je tremblais à mon tour.

— Vous tiendrez le panier, sans le secouer, comme cela.

Elle paraissait plus calme, depuis son brutal aveu. Tout en cueillant les pêches elle continua :

— L’histoire, tout le monde la sait, excepté vous et vos tantes ; si vous ne l’entendiez pas maintenant vous l’entendriez après — et vous ne me le pardonneriez jamais. Quand vous la saurez, vous fuirez, après quelques jours accordés à la politesse, — et vous ne songerez plus à moi. J’en ai fait plusieurs fois l’expérience ; je continuerai, tant que durera ma triste jeunesse. L’histoire? Qu’elle est sotte et vulgaire. Il y a six ans, j’avais dix-huit ans, je fus fiancée à M. de B…, qui était mon ami d’enfance : je l’aimais beaucoup, on nous laissait trop libres ; j’avais en lui une confiance absolue : il abusa de moi, s’absenta et ne revint jamais. Deux ans plus tard, nous apprîmes qu’il était déjà marié, dans je ne sais quelle colonie. Il est mort depuis. Cependant, j’avais un enfant, — et je l’ai toujours, — un enfant sans nom, que j’aime et qui fait ma honte. Voilà l’histoire d’Emérence de V…, — qui cueille des pêches avec son cousin pour la première et la dernière fois.

— Vous vous trompez, Emérence, dis-je violemment. Je suis assez riche pour n’être pas accusé de trafic ; je suis plus riche que vous, j’effacerai votre honte et vous ferez ma joie. Donnez-moi votre main.

Emérence, qui était debout devant moi se mit à pleurer silencieusement ; deux gros ruisseaux de larmes tombaient sur ses joues pâles. Je la laissai pleurer ; elle devait pleurer ; les pleurs qui coulaient sur ses joues pâles obstruaient son cœur depuis trop longtemps : elle devait pleurer.

Ensuite, elle me regarda avec une anxiété de ressuscitée et ses grands yeux bruns, tout mouillés, me demandaient si je n’avais pas menti, moi aussi ; mais je m’approchai d’elle et je lui dis :

— Puisque nous sommes fiancés, Emérence, laissez-moi baiser vos mains.

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