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D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes

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L’AMATEUR

C’était un silencieux, l’homme d’une passion, celui dont la vie a un but et n’en a qu’un.

Amateur, mais exclusif et cruel, doué d’yeux de rapace et de mains félines, il avait une façon unique de regarder l’objet de sa convoitise et une façon unique de l’agripper, — le coup d’œil de l’épervier et le coup de patte du chat. Sa passion : les estampes. Il les voyait à travers les cartons, à travers la reliure des albums, à travers la porte des armoires, et quand on lui avait ouvert le carton ou l’armoire, il avançait, d’un geste net, la main, et prenait.

Les marchands d’estampes l’aimaient beaucoup, car il manquait de ce genre d’astuce par quoi un collectionneur voile sous l’indifférence ou même sous le dédain le tremblement de son désir. Avec lui il n’y avait guère de marchandage ; ses yeux, ses mains disaient trop clairement : Je veux cela, je le veux, je le veux! — et, le prix proféré, il payait et emportait.

Sa profession était à peine soupçonnée. On le croyait (c’était vrai, comme on le sut à sa mort), chef de bureau dans un ministère et, par surcroît, personnellement riche, mais à toute question, à toute allusion, il demeurait muet. Son nom, qui eut permis toutes les enquêtes des curieux, était inconnu. Jamais il ne s’était fait porter ses achats à domicile. Les estampes qu’il avait choisies entraient aussitôt dans un carton démesuré qui l’attendait dans une voiture, et lui-même disparaissait bientôt, ayant à peine ouvert la bouche.

Entre eux, les marchands et les commis l’appelaient M. Amateur, — et ce nom semblait lui convenir essentiellement. C’était, en apparence, le type de l’amateur égoïste et farouche, et rien de plus ; le modèle, peut-être abominable, mais complet et parfait, du jouisseur solitaire, de celui dont la fornication s’abuse sur des matières inertes, douées de la seule vie que leur donne le désir. M. Amateur était cela, mais aussi quelque chose de plus, — et même quelque chose de fort différent.

En réalité, la passion de cet homme était la haine de l’art. Il n’achetait des estampes que pour les torturer, et torturer en elles l’art et tous les artistes. Son gynécée était une chambre de supplices : il tenaillait une fois par semaine, le dimanche.

Ce jour-là, M. Amateur ne sortait jamais. Ce jour-là, il ne mangeait pas, il ne buvait pas : il mettait Dürer sur le chevalet et Holbein sur la roue.

Petites vacances hebdomadaires! Naturellement, il y pensait toute la semaine. Ses collègues faisaient pour ce jour de liberté des projets dont la médiocrité le surprenait ; les moins ridicules de ces plans lui semblaient enfantins et il ressentait surtout une grande pitié pour un vieux sous-chef, tout chenu, qui rêvait de verdure, d’oiseaux, de poisson frit, et qui ne rougissait pas d’avouer ainsi le secret grotesque de son cœur sexagénaire. D’autres parlaient de leurs enfants, de leur femme, de leur maîtresse, et ces préoccupations, M. Amateur les trouvait saugrenues ; il lui arrivait de hausser les épaules, ajoutant :

— Moi, le dimanche, je classe mes estampes.

Et, le dimanche, il classait ses estampes.

Tirant du carton toutes ses acquisitions de la semaine, il les étalait sur une grande table, et les contemplait longuement, jouissant de leur beauté. C’était la phase de l’amour. Extasié par l’ensemble, il venait aux détails, délecté à ces subtils rayons dont Rembrandt transperce les ombres, aux puissantes tailles par lesquelles Dürer modèle la croupe de ses chevaux et la croupe de ses femmes, à la netteté du trait dont Callot enveloppe la fantaisie de ses mendiants et de ses matadors ; il s’enivrait des belle courbes et des modelés hardis, il jouissait de la finesse des hachures, de la douceur des lumières, de la profonde intensité des noirs : — formes dont la grâce toute jeune réveille le désir d’être jeune ; maturités, plénitudes qui inspirent de sérieux amours ; troublantes vies faites d’un peu d’encre jetée sur un peu de papier!

Après l’amour, non brusquement, mais par une lente dégradation de sentiments, M. Amateur éprouvait de l’envie, et sa médiocrité, peu à peu, s’exaspérait et grandissait jusqu’à la haine. Son envie était complexe ; il enviait à la fois le génie des artistes et la beauté de leurs œuvres ; mais surtout il s’attristait de la gloire des maîtres, et, devant le rayonnement des fronts pleins de pensée et des yeux pleins d’amour, il se sentait plus obscur et plus froid.

La haine surgissait, ses lèvres se retroussaient sur ses dents serrées, ses poings se fermaient convulsivement, son cœur battait, prélude au crime! Puis calmé par cette crise, il se levait et préparait les exécutions.

Un chevalet, un pot de noir, un pinceau : cet attirail suffisait au bourreau.

Il plaçait un Dürer sur le chevalet, et, lentement, comme avec des précautions d’artiste minutieux, il passait sur la noble estampe un précis trait noir, puis un autre, puis encore un autre, et de temps en temps, il se reculait pour voir l’effet lamentable des indélébiles maculatures, souvent — comme on put en juger plus tard — le bourreau perdait son sang-froid, et alors c’était un barbouillage furieux, des outrages ivres, une hideuse mascarade de balafres, de taches, de zébrures, si bien que des gens, effrayés d’un si épouvantable sadisme, ont pu prendre M. Amateur pour un fou.

Il n’était pas fou, — à moins que la haine de l’art ne soit un signe de folie ; mais qui oserait soutenir une opinion aussi subversive?

M. Amateur avait donc tout simplement la haine de l’art et, ami de la logique, il exprimait cette haine de son mieux et par les moyens les plus clairs, les plus indéniablement significatifs.

L’estampe bien gâtée, et à jamais (car M. Amateur employait un noir d’une exceptionnelle qualité), il la laissait sécher, puis la classait à part dans une série de cartons où l’on trouva écrit, uniformément, ce mot : « Cimetière » ; le bourreau inhumait lui-même ses victimes.

A la mort de M. Amateur, les victimes furent inventoriées ; il y en avait des milliers, et toutes avaient été belles. Çà et là, sous les sinistres macules, on retrouvait un genou de cheval, une épaule de femme, un rayon brisé, — un regard de lumière pleurant parmi la nuit…

M. Amateur avait la haine de l’Art.

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