D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes
L’INEFFABLE VOLONTÉ
Ser Bondetto, de Florence, était un homme riche, mais peu recommandable. Il achetait des grains à bas prix, dans les années abondantes, et, dans les années de disette, il les revendait fort cher au peuple imprévoyant. En ces temps naïfs (c’était vers l’an 1240), un tel commerce était réprouvé et l’on méprisait celui qui, spéculant sur la confiance des faibles et des humbles, s’enrichissait avec le pain des pauvres. Plus d’une fois, à l’applaudissement universel, la populace exaspérée pilla ses magasins et brisa ses coffres, mais Ser Bondetto avait de secrètes réserves, des caves profondes comme des catacombes où dormaient enfouies la force et l’âme du monde, l’or et le blé, et, après chaque émeute, il était toujours aussi riche, aussi puissant et aussi méchant.
Sa femme Bonadonna coopérait à sa mauvaise œuvre ; elle tenait le registre des ventes et des achats, pesait les pièces d’or en une petite balance fort sagace, qui savait se déclencher au bon moment et qui, à elle seule, eût enrichi ses maîtres. Bonadonna avait surtout un geste exquis et précieux : son petit doigt se posait, avec la légèreté et la prestesse d’un oiseau, sur l’un ou sur l’autre plateau et corrigeait, avec une invisible dextérité, l’inflexibilité de la justice. Elle était fort jolie dans ce rôle et Ser Bondetto l’aimait beaucoup : le soir, quand ils faisaient leurs comptes, ils ressemblaient à un tableau qui est au Louvre, car Bonadonna, pendant que son mari vérifiait les calculs et les vols de sa chère compagne, ouvrait un livre d’heures, tout riant de vives miniatures, et lisait à haute voix de douces prières.
Ils prospéraient donc, malgré les rancunes et les violences du peuple, et ils étaient heureux, vivant en joie et en labeur, augmentant leur fortune, sans négliger leur salut.
A vrai dire, pas plus que leurs frères d’aujourd’hui, ils ne connaissaient leur coquinerie ; leur méchanceté était tout instinctive et ils n’avaient jamais raisonné leur scélératesse. Si les hommes raisonnaient leur scélératesse, ils ne voudraient plus être scélérats.
Comme de bons chrétiens ils fréquentaient les églises aux heures commandées et même ajoutaient à leur devoir beaucoup de pratiques surérogatoires. Avares pour les pauvres, ils étaient libéraux pour le clergé, et le clergé les estimait.
Or, il advint qu’un singulier prédicateur entra dans Florence et, du premier jour s’y fit écouter. Il était vêtu à peu près comme un mendiant et il parlait au peuple d’une voix forte et claire, n’importe où, au milieu des places, au carrefour des rues, dans la cour des hôtelleries. Quant à ses paroles, on en n’avait jamais entendu de pareilles. Il ne citait pas de latin, il ne faisait pas de belles phrases, il n’ordonnait pas de longues et harmonieuses périodes, il ne divisait pas son discours en plusieurs points, il n’usait ni de la prosopopée, ni de l’antiphrase, ni de l’exorde, ni de la péroraison ; il disait seulement : « Aimez-vous les uns les autres et pour vous aimer mieux, faites-vous pauvres, car on n’aime bien que lorsqu’on est libéré de la richesse qui endurcit le cœur et le rend aussi inerte qu’un morceau d’or ; et si vous êtes déjà pauvres, réjouissez-vous, car vous êtes les préférés du Christ et les vrais princes de son empire. Malheur au riche! il a été trouvé sans amour et il a été condamné. »
Il disait ces choses et bien d’autres, et les âmes étaient touchées, et les prêtres, qui étaient parmi les riches, eurent peur. Afin que le pauvre n’eût pas l’air de prêcher contre eux, ils lui ouvrirent leurs églises et lui offrirent leurs chaires, bien qu’il n’eût pas reçu les ordres sacrés et bien qu’il ne fût qu’un homme de bonne volonté.
Il prêcha un soir dans l’église de Saint-Côme. C’était la paroisse de Ser Bondetto : il eût soin de se trouver là, au premier rang, avec sa chère Bonadonna, et tous deux écoutèrent, ravis d’étonnement, des vérités qui leur étaient inconnues.
En regagnant leur logis, escortés de serviteurs portant des flambeaux, ils n’osèrent, contrairement à leur habitude, se faire part de leurs impressions. Cette fois, elles étaient trop violentes, et surtout trop neuves ; ils s’en trouvaient comme enivrés.
Le lendemain matin, le premier client qui entra dans la boutique fut un pauvre vieillard. Il venait quérir du blé pour un denier.
— Que veux-tu faire d’un denier de blé? demanda Ser Bondetto. Que peut-on faire d’un denier de blé? D’ailleurs, je ne vends pas pour de si petites quantités. Je vends aux meuniers, les meuniers vendent aux boulangers, et les boulangers vendent au peuple. Voici donc un ducat : achète-toi du pain, du vin, des olives, et sois heureux.
— Connaissez-vous ce vieillard, Ser Bondetto? demanda Bonadonna, quand le pauvre fut parti. Moi, je ne l’ai jamais vu.
— Ni moi non plus, Bonadonna, je ne l’ai jamais vu. Il n’est sans doute pas de Florence.
— Il vient peut-être de très loin? dit Bonadonna.
— Peut-être, dit Bondetto.
— Vous avez bien fait de lui donner un ducat, dit Bonadonna.
— Je l’ai donné sans réfléchir, dit Bondetto.
— Vous avez bien fait, Ser Bondetto, reprit Bonadonna, car je crois que ce pauvre nous a été envoyé par le Christ, afin d’éprouver notre cœur.
— C’est aussi ma pensée, répondit Bondetto.
Depuis ce jour, Bonadonna renonça au gracieux geste de son petit doigt, léger comme un oiseau, et les meuniers de Florence furent surpris de l’insolite générosité de Ser Bondetto qui, pour mesure, maintenant, livrait volontiers mesure et demie. Tous processionnèrent vers sa boutique, croyant à une aberration momentanée, car tous voulaient profiter, tous voulant mourir riches, selon la devise qui est devenue, par la suite des temps, la devise de tous les hommes civilisés.
Cependant, Ser Bondetto vendit tout son blé, et comme il avait négligé d’en racheter, ayant d’autres idées, un jour, il ferma boutique et il dit à Bonadonna :
— Je n’ai plus de blé et mes coffres sont pleins d’or. Que ferons-nous de tant d’or? Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de l’offrir aux pauvres, — s’ils en veulent?
— Je le pense, dit Bonadonna. Réservez seulement de quoi acheter une petite maison, un champ, une voiture et un âne, car je désire me retirer à la campagne.
Il fut fait selon ce que voulait Bonadonna. Retirés en une pauvre bicoque, ils se firent jardiniers et ils vécurent du travail de leurs mains. Devenus pauvres et bien qu’ils eussent passé la première jeunesse, ils se sentirent tout à coup reverdir comme un arbre à moitié mort que l’on ampute de la gourmandise de ses grosses et lourdes branches. L’amour qu’ils déversaient sur leur blé, sur leur or, sur leur vaisselle d’argent, sur leurs vêtements de soie, sur leurs meubles sculptés, sur leurs joyaux, cet amour, extériorisé vers la fornication du métal et du bois, leur rentra dans le cœur, et ils commencèrent à s’aimer tant et tant, qu’à peine si les archanges ou les séraphins sont capables d’une si profonde dévotion.
Ils s’aimaient en Dieu, par le renoncement, et, ne possédant plus rien que le nécessaire, ils avaient tout, par surcroît, tout, — toutes les richesses spirituelles dédaignées de ceux qui n’adorent que la matérialité.
Ils s’aimaient à ne plus pouvoir parler ; demeurant des journées entières penchés sur la terre, ils maniaient en silence leur bêche, contents et reposés de s’être regardés à la dérobée, de se savoir l’un près de l’autre en communauté d’amour et de travail.
Mais, n’étant plus égoïstes, l’amour qu’ils avaient l’un pour l’autre ne leur suffisait pas, et ils se mirent à aimer leurs proches, puis tous les hommes et surtout ceux qui étaient pauvres comme eux, et surtout ceux qui étaient encore plus pauvres, ceux qui s’en vont par les chemins sans but et sans pain, sans espoir et sans joie ; ils les recueillaient dans leur petite maison et même s’en allaient au-devant d’eux, le long des routes ; pour les nourrir, ils travaillaient double, mais ceux qu’ils avaient secourus, n’étant pas ingrats, les aidaient dans leur labeur, et la pauvre bicoque de Ser Bondetto devint une petite colonie d’hommes humblement heureux.
Après vingt ans de vie parfaite, Bonadonna, ayant trop peu ménagé ses forces, tomba malade et fut bientôt à l’article de la mort, à la page du livre qui lui aurait été douce entre toutes (car son espoir était infini), si Ser Bondetto avait pu la lire, penché près d’elle, tête contre tête. Mais Ser Bondetto se portait à merveille et sa force, bien qu’il passât bien des nuits, ne faiblissait aucunement. Lui aussi, pourtant, se désolait. Il voyait, les yeux navrés, venir la Libératrice qui ne viendrait pas pour lui, et souvent il pleurait de ne pas mourir.
L’heure suprême arriva où Bonadonna demanda les derniers sacrements. Ser Bondetto alla quérir un prêtre.
Déjà le chrême avait touché le front de la mourante, déjà les amis de la maison récitaient les prières des agonisants, quand Bondetto, qui pleurait à genoux, se leva et dit :
— Je veux mourir aussi!
Et se couchant près de sa femme, dont il saisit la main, il reçut, après elle, la consolation de l’huile sainte et la grâce du viatique.
Ensuite, comme les assistants émerveillés se taisaient et regardaient, admirant cet incroyable miracle de l’amour et de la volonté, Ser Bondetto et Bonadonna poussèrent ensemble un grand gémissement.
Ils étaient morts.