D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes
RÉGELINDE
C’était au temps que les providentiels Barbares venaient de libérer l’Europe de la tradition romaine. Les Goths fécondaient la paresseuse Espagne. Une autre beauté surgissait d’entre les décombres des temples vains. Des Aphrodites morcelées comme jadis des pierres jetées par Deucalion, une humanité nouvelle naissait au monde, rayonnante de force et de naïveté, ingénue et violente — et de la poussière des Cérès broyées aux lourdes meules habituées à la docilité du grain les hommes du Nord pétrissaient un pain inconnu qui donnait aux mâles le mystère de la volonté et aux femmes le mystère de la grâce.
Régelinde était fille de roi.
Joyau! l’écrin se ferma sur elle le jour de sa naissance et ne se rouvrit plus. Elle vécut dans le palais et dans les jardins royaux, unique, seule de son rang et seule de son essence, aussi unique que l’améthyste taillée en coupe où son père n’avait bu qu’une fois, y buvant mêlé à du vin noir le sang frais d’un tributaire rebelle au tribut.
Vêtue d’une robe blanche stellée de croix de jais, avec au col la bande de pourpre et au doigt la bague d’argent des fiançailles secrètes, elle passait en silence et les officiers se taisaient sur son passage et s’inclinaient, les yeux voilés de la main gauche, selon la mode orientale apportée à Hispal par Isidore, fils de Grégoire, médecin du roi et homme docte.
Nul jamais n’adressait la parole à Régelinde que son père, Resçaon, Majorien l’évêque et sa nourrice Ipa ; aucune de ses quarante esclaves n’eût osé toucher au bas de sa robe sans un ordre de ses yeux ou un signe de son doigt : Régelinde était fille de roi.
Princesse! et adorée muettement par la gent du palais, comme une émanation, comme une incarnation d’Iscratène, le Soleil boréal, comme Iscratène elle-même, l’Astre féminin qui pendant six mois aime les hommes et pendant six mois les hait.
Mais Resçaon était chrétien, baptisé dans les neiges par Abbas le martyr qui, pour ondoyer l’enfant, maître du Septentrion, avait fait fondre à la chaleur de sa main un morceau de glace coupé en forme de croissant de lune, — et Régelinde, chrétienne, ne se croyait pas Iscratène, mais la fille privilégiée du Dieu vivant.
Humble aux pieds de Majorien l’évêque, acceptant ses dires pénitentiels, humble en face de son père, l’oreille ouverte à ses conseils, elle retrouvait dans la solitude l’orgueil d’être l’unique Régelinde et la joie d’être aimée par Celui devant qui les rois ne sont que de la poussière et les évêques de la cendre : Dieu aimait Resçaon, Dieu aimait Majorien, Dieu aimait Ipa, — mais Dieu n’aimait pas Ipa, Majorien ni Resçaon comme il aimait Régelinde : et c’était vrai, aussi vrai qu’il y a sept planètes dans le firmament, aussi vrai que le tonnerre est une clameur du ciel, un avertissement d’avoir à pleurer nos péchés.
Or, un matin, Resçaon appela sa fille et lui annonça la venue du prince des fiançailles secrètes. Le courrier arrivé dans la nuit le précédait de six jours de marche : qu’elle se préparât donc à recevoir comme seigneur le jeune roi d’Hippone, Saran, celui qui portait au doigt une bague d’argent toute pareille à la bague de Régelinde.
Saran! son rêve était allé souvent vers Hippone et vers Saran ; et même, à force de penser à lui, lorsque la nourrice lui contait l’histoire des fiançailles secrètes, parfois elle se l’était figuré : tel à peu près et aussi superbe que Zinthe, le chef des Archers bleus, qui avait un zigzag de foudre tatoué sur le front, aussi superbe, l’œil aussi froidement doux, mais plus royal.
Saran! elle allait donc devenir femme!
Régelinde médita ce mystère et comme elle était très pure, ce fut en vain. Sans doute, le lendemain des noces, au lieu de la robe blanche stellée de croix de jais, elle revêtirait la robe de pourpre et, quand elle deviendrait mère, la robe de sinople frangée d’or rouge, si c’était un fils, frangée de lin, si c’était une fille, — mais comment deviendrait-elle mère?
Interrogée, Ipa répondit, en levant au ciel ses yeux gris :
— « Iscratène, ma mère, Christ, mon sauveur, vous entendez ce qu’elle demande? »
Ce fut tout. Alors Régelinde commanda qu’on fit venir et qu’on laissât seul avec elle Isidore, fils de Grégoire.
Médecin du roi et maître du cérémonial, Isidore était magicien. Il avait étudié sous les plus savants, à Thèbes, à Chrysopolis, à Alexandrie, enfin, à Erythrée, la ville des sables rouges, dont les habitants conversent librement avec les démons et dont le prince, Hucar, trois fois ressuscité, use de plus de femmes en un jour qu’il n’y a de grains de raisins dans une vigne royale.
Isidore entra. Il n’était ni jeune ni vieux, mais il paraissait fort vif, doué d’une surnaturelle santé.
— « Princesse Régelinde, celui que tu enfermes avec toi, vierge, doit être un vieillard. »
Isidore s’affaissa soudain comme sous un fardeau de siècles, et Régelinde parla :
— « Enseigne-moi la science des générations. Dis-moi comment le Père engendra le Fils ; dis-moi quelles sont les conjugaisons des astres. Nomme-moi les principes, les causes et les moyens. Quel est le père des ægipans et quelle est leur mère? Apprends-moi les normes et les ambigénies, la généalogie des semblables et celle des disparates, la création de l’homme et celle de l’ibre, celle du musmon et celle de l’ange ; j’écoute. »
— « Je me tairai, répondit Isidore, fils de Grégoire ; mais regarde. »
Et l’infinité des mondes se déroulant dans les espaces, tels que les anneaux d’une chaîne prodigieuse, Régelinde vit les générations successives, les désirs et les œuvres, les actes d’amour et les naissances.
Elle vit, au commencement des choses, l’ombre du Père, immense dans le ciel pâle, et du Père, comme un surgeon, le fils fut produit.
Elle vit les astres amoureux mêler leurs fluides, — et de nouvelles lumières peuplaient aussitôt l’étendue.
Elle vit le Principe, qui est une roue dont le moyeu est un diamant, dont les jantes sont les sept pierres primordiales, dont l’orbe est un métal unique fait de tous les métaux purs, — et elle comprit que le principe, la cause et le moyen sont Un.
Elle vit la création de l’ange, frôlement d’ailes, la création de l’ægipan et de l’ibre du faune et du musmon.
Elle vit, enfin, par quels gestes l’homme recevait la vie : — mais alors la honte fut si forte en son cœur pur, et la peur si violente en son âme chaste, qu’elle suspendit le bras évocateur d’Isidore le mage et cria, tombant à genoux :
« Après avoir vu cela, je ne veux plus rien voir. Que ces images me demeurent à jamais sous les paupières, et seules, — afin de m’avertir que je ne dois pas être pareille aux autres femelles, et que mon orgueil doit être différent de l’orgueil de toutes les autres femmes et de toutes les autres bêtes. Je veux bien être aimée, je veux bien être fécondée, mais selon les méthodes supérieures, et non selon les formules animales : et à quoi bon, puisque je possède désormais la connaissance du principe, de la cause et du moyen. Dieu, par l’intermédiaire du Mage, a instruit sa fille spirituellement : la chair m’est inutile et j’en dénie les instincts.
» Saran, je ne serai pas ta femme, car tu mépriseras une beauté suicidée. »
Elle ôta de son doigt l’anneau d’argent des fiançailles secrètes et, le donnant à Isidore :
— « Tu m’en feras un autre avec celui-là, en y ajoutant son poids d’or, afin de signifier l’union de Régelinde et de l’Infini. »
Elle dit encore :
— « Le salut est d’agir en négation des lois naturelles. »
— « Cela est ainsi », répondit le Mage.
Quand il fut sorti, Régelinde se creva les yeux.