D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes
L’ÉTABLE
CONTE DE NOEL
I
Quand le prince Astère eut vingt ans, il résolut de se marier et fit part de ce royal désir, c’est-à-dire de cette volonté, à ses ministres. Respectueusement, on s’étonna et on lui rappela qu’il était fiancé, depuis l’âge de douze ans, à une princesse alors au maillot, mais qui promettait déjà d’être plus belle que le jour, et à laquelle les Fées avaient prédit une fortune digne de Sémiramis. Mais le prince Astère répondit qu’il avait vingt ans et la princesse huit ans, tout juste, et qu’il n’était pas d’humeur d’attendre, pour aimer, la floraison de cette incomparable fillette.
Alors, les ministres protestèrent, en s’inclinant :
— Prince, toutes les beautés de votre royaume entreront dans votre lit sur un signe de votre bon plaisir, et nos femmes, même, et nos filles…
Je suis las de vos filles et de vos femmes, dit le prince ; je suis las des servantes de mon royaume ; je veux une femme dont je ferai ma femme, et je ne connaîtrai qu’elle : elle sourira, quand j’ouvrirai la porte de sa chambre, comme une amie — et non comme une esclave… Ce sera une grande économie pour l’Etat, continua le prince Astère d’un ton sévère, car vous m’avez coûté cher, messieurs, et la peau de vos progénitures ne valait ni le brocart dont je les ai vêtues, ni les ducats dont j’ai alourdi vos poches ; — et quant à vos femmes, voyons, je n’ai plus quinze ans!
Les ministres se regardèrent l’un l’autre et, craignant de perdre leurs places et leurs décorations, ils se turent.
— Voici ce que j’ai décidé, reprit le prince Astère. Un édit sera rendu qui convoquera vers mon palais toutes les filles de mon âge, riches ou pauvres, nobles ou vilaines, et à mesure qu’elles arriveront, on les promènera partout, on leur montrera toutes les merveilles de mes trésors, on leur servira les repas les plus exquis, on leur fera entendre les plus douces musiques et, le soir venu, on leur donnera à choisir, pour passer la nuit, entre l’étable et le palais, entre la somptuosité d’un lit royal et la botte de paille où dormit l’enfant Jésus.
— Il y aura peu de monde dans l’étable, dit le premier ministre.
— C’est probable, dit le prince Astère.
II
L’édit fut rendu, et les vierges pèlerines cheminèrent vers la demeure du prince. Les unes arrivaient accompagnées de leur famille, de leurs amis, de leurs serviteurs et de tous ceux qui, confiants en la beauté de la postulante, espéraient, par leur servilité, se faire un titre à des faveurs futures ; les autres arrivaient seules, fortes de leur pureté et assez protégées par une telle armure, — ou bien luxurieuses et mêmes courtisanes et songeant à capter le prince par leur hardiesse ou par leur science, et encore toutes prêtes à monter de mâle en mâle jusqu’au trône.
Elles arrivaient les unes et les autres, et on les traitait ainsi que des reines possibles ; toutes étaient pareillement reçues avec les égards les plus minutieux : cependant, les plus riches ou les plus belles, et d’abord celles qui avaient le double don de la richesse et de la beauté, trouvaient un accueil plus empressé et plus déférent : on leur offrait les plus odorantes fleurs et les confitures les plus parfumées, et les chambres du palais les plus commodes et les mieux ornées leur étaient indiquées par les chambellans.
Selon ce qu’avaient prévu les ministres du prince Astère, nulle de ces belles n’avait choisi l’étable et le lit de paille d’avoine ; à l’offre de s’anuiter parmi les bonnes vaches et les douces génisses, toutes se mettaient à rire, croyant à une agréable plaisanterie et songeant : « Dieu! qu’on a d’esprit à la cour! »
III
Cependant, tous les soirs, quelques instants avant minuit, le prince Astère, vêtu tel qu’un bouvier, mais un bouvier d’une noble élégance, s’en allait tout seul vers l’étable. D’une main, il tenait un long bâton de frêne et, de l’autre, une pauvre lanterne sourde à vitres de corne ; chaussé de sabots fumés, il sortait par une porte secrète, en faisant le moins de bruit possible, et fermement il s’engageait dans les sentiers obscurs qui conduisaient à la ferme, à une assez bonne distance de son palais. Les jeunes prétendantes y étaient menées en carrosses : lui, le prince, y allait à pied, comme un valet de labour qui regagne sa pauvre litière, et tout en marchant dans la boue, il rêvait.
Il rêvait que peut-être il allait trouver blottie sous la paille fraîche l’ange au cœur humble et aux yeux purs que le ciel devait lui envoyer, la fille adorable qui aurait compris que la pauvreté est le chemin de l’exaltation et que, pour arriver à la couche du roi, il faut passer par la porte de l’étable.
Mais il trouvait toujours l’étable vide, et il avait beau sonder la litière avec son long bâton de frêne et, avec sa lanterne, éclairer tous les recoins de la demeure des bonnes génisses, il ne voyait rien, il ne trouvait rien que les bonnes génisses qui dormaient, des brins de foin pendant sur leurs fanons. Il les caressait, demeurait là, un instant, à humer l’air tiède et musqué, puis il sortait et, ayant laissé retomber le loquet de bois, il reprenait tristement son chemin, rentrait en son palais et se couchait, affligé par l’orgueil des vierges.
IV
Or, il arriva qu’une bergère, qui faisait paître ses moutons fort loin de là, et loin de toute cité, entendit parler de l’édit. Elle avait vingt ans et elle se croyait jolie ; mais, si son cœur était pur, son corps était souillé. Les bergers du pays en usaient familièrement avec elle, et elle était si bonne qu’elle n’en refusait aucun, fût-il le plus pauvre ou le plus laid ; aussi, sa réputation était très mauvaise, et les femmes excitaient les petits enfants qui revenaient de l’école à lui lancer des pierres et à l’appeler « vilaine ».
Pourtant, elle se mit en route. Comme l’édit assurait à toutes celles qui s’en iraient vers le palais des vivres et même une mule pour faire le chemin, elle se dit que c’était une belle occasion de voir du nouveau, et puis, qui sait? Si elle ne captivait pas le prince (à cela elle ne songeait guère), elle plairait peut-être à quelque seigneur, qui lui donnerait une pièce d’or pour son corsage. Ainsi donc, elle se mit en route.
Ses amis les bergers l’avaient prévenue qu’elle verrait des choses merveilleuses, des choses comme il n’y en a que dans la lune ou dans l’empire des Antipodes, mais tout ce qu’elle avait imaginé fut dépassé par ce qu’elle vit, car son imagination était aussi pauvre que sa cotte de bergère. Elle pensa se trouver mal à la douceur des parfums et des musques, et on lui fit manger des confits si délicats qu’elle eut peur de ne plus jamais retrouver de saveur aux pimprenelles et aux fraises des bois.
Les chambellans lui montrèrent la chambre qu’on lui destinait : c’était la moins belle de tout le palais, mais son luxe était encore assez séduisant, car les murs étaient tendus de tapisseries où jouaient des licornes et, sur le sol, formé d’une minutieuse mosaïque, des toisons de chèvres bleues s’amoncelaient, plus douces que des oreillers de mousse et que des tapis de feuilles mortes. Le lit était de bois doré, les courtines étaient de soie changeante, et tout cela était large, haut, profond comme l’ombre et comme le silence d’une forêt automnale.
Elle se réjouissait déjà des nuits à dormir en de telles richesses, lorsque les chambellans ajoutèrent, sur le ton d’une incompréhensible ironie :
— Maintenant, nous allons vous montrer une chambre plus belle encore, — peut-être! — et vous choisirez.
Un carrosse attendait, où elle monta, et l’on fut bientôt à la ferme.
— Voici, dirent les chambellans ; c’est une étable.
La bergère entra dans l’étable, et les génisses, qui ruminaient, tournèrent la tête vers elle, comme pour la saluer : elle les caressa, elle aussi ; elle leur donna des noms, et les bonnes bêtes allongeaient leur mufle et ouvraient leurs grands yeux doux.
— Eh bien! je reste là, dit la bergère, après avoir fait le tour de l’étable ; l’autre chambre est belle, mais celle-ci est plus belle encore, en vérité, — et comme je dormirai bien sur ce lit de paille! Allez-vous-en et fermez la porte ; je suis chez moi. Bonsoir!
V
Le prince Astère était désespéré. Trente fois il avait mis ses sabots fumés, pris son bâton de frêne, allumé sa lanterne de corne ; trente fois, il avait en vain fait le pèlerinage de l’étable.
— Allons, se dit-il le trente et unième soir, j’irai encore une fois, et si je n’y trouve personne, je ferai un nouvel édit qui annulera le premier, et je m’ennuierai beaucoup. O Seigneur, fais que je trouve l’élue!
Il tira le loquet, et sans entrer, jeta dans l’étable un regard presque distrait : il n’avait plus la foi.
Il allait sortir, sans chercher davantage, honteux un peu de sa candeur, lorsque la paille remua, juste sous la crèche, près du mufle endormi d’une vieille vache rousse dont le lait tant de fois l’avait réconforté.
La bergère se souleva, ses cheveux blonds pleins de paille blonde ; elle était si fraîche et si gracieuse, si enfantine avec ses yeux troublés par la lumière que le prince s’agenouilla, en disant :
— Tu es reine!
— Prince, dit la bergère, devinant que son seigneur était devant elle, ô prince! je ne suis pas venue pour être reine, je ne suis rien qu’une pauvre fille et une malheureuse pécheresse! Oui, prince, une pécheresse! Je ne veux pas vous abuser : je suis… je suis… une fille perdue!
Elle pleurait et elle gémissait tant, que son pauvre corsage usé éclata sous l’effort des sanglots, laissant voir deux tout petits seins candides et peureux, pendant que le prince, lui baisant la main, répétait simplement :
— Tu es reine, tu es reine, tu es reine!