D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes
LE CHATEAU BRULÉ
I
Le couvert enlevé, il étaient restés tous les trois autour de la table, et ils parlaient peu, comme des gens dont les idées sont rares, et qui, répétant toujours la même chose, ont l’instinct de mettre un intervalle entre leurs phrases.
M. de Brunon buvait de l’eau-de-vie dans un gobelet d’argent ; il la versait d’un vieux flacon de cristal tout ciselé et tout doré qu’à chaque coup il levait à la hauteur de ses yeux, le faisant miroiter à la lumière de la lampe. On devinait qu’il aimait le flacon pour l’eau-de-vie qui brillait dans le verre ciselé et doré, et l’eau-de-vie pour la beauté du flacon et les souvenirs d’anciennes joies emprisonnées là — et qui allaient peut-être sortir — avec le dernier verre et la dernière étincelle!
Il buvait ainsi tous les soirs, pendant que sa fille, Danielle, lisait quelque médiocre histoire ou brodait quelque coin de mouchoir. Elle était toute dorée aussi ; comme elle penchait toujours le front sur sa lecture ou sur son ouvrage, on ne voyait de sa tête que les cheveux blonds ; quand son père pensait à elle, il évoquait des cheveux blonds, — et rien que des cheveux blonds, car la figure de la fille le troublait, dure et froide, avec dans ses yeux quelque chose de pareil à l’implacable esprit qui dort dans les flacons d’eau-de-vie.
Depuis la mort de Mme de Brunon, dont les fantaisies et la vanité avaient ruiné la maison, ils vivaient tous deux seuls, dans une dignité pénible, attentifs à garder le train et la tenue exigés par leur nom et leur état, soucieux avant tout de paraître, et leur habileté était si grande qu’ils trompaient jusqu’à leurs domestiques, jusqu’à leur notaire.
Deux fois par an, la dure et froide Danielle s’absentait, emportant une grande et vieille malle toute constellée de clous de cuivre, — et quand elle revenait, ses premières paroles étaient un chiffre énoncé d’une voix brève. A l’époque où Baudoin de B… arriva, attendu depuis des années, au château de Brunon, Danielle n’avait plus une seule bague aux doigts : quand elle brodait, elle cachait sa main gauche sous le morceau de mousseline. Si dure et si froide qu’elle fût, son père la vit un jour pleurer en regardant ses longues mains blanches et nues : ce jour-là, M. de Brunon ne but que la moitié de son flacon d’eau-de-vie.
— Je ne vous ai jamais oubliée, Danielle, dit Baudoin, pendant que M. de Brunon, ayant vidé son dernier verre, s’endormait. Voici, toujours à mon doigt, la petit bague que je vous avais volée en vous jurant de venir vous la rendre : donnez-moi votre main.
Danielle tendit sa longue main blanche et nue.
— Vous ne portez plus de bague?
— Non, j’attendais celle que vous venez de me rendre.
Danielle était presque émue. Ces jolis enfantillages de sentiment amollissaient un peu son cœur de métal. Son âme redevint, pour quelques heures, aussi jeune que son visage, et ses yeux s’adoucirent jusqu’à la tendresse.
Elle s’aperçut, tout étonnée, de ce changement d’état.
— Si j’étais riche comme autrefois, Baudoin, je serais aimable et bonne comme autrefois. Mais je le sais, je suis devenue méchante, je suis devenue froide et dure, — et c’est irréparable.
Alors, elle dit toute la vérité à Baudoin, qui n’en fut pas touché très profondément, car c’était un cœur simple et une âme désintéressée. Il aimait Danielle d’un amour qui ne fut pas amoindri par la révélation de sa pauvreté, et, prenant les longues mains blanches et nues, dépouillées de leurs bagues, il les baisa l’une après l’autre, disant :
— Je les garde, toutes blanches et toutes nues, toutes pauvres, et toutes pures.
— Oui, Baudoin, répéta Danielle, toutes pauvres, pauvres, pauvres.
— Pauvres! cria tout d’un coup M. de Brunon, réveillé par les tristes syllabes qui hantaient son sommeil.
— Il se redressa, étendant la main vers le flacon doré.
— Il est vide, ma fille ; veux-tu aller me le remplir?
Danielle se leva, et prenant le flacon, elle alla soulever un pan de tapisserie derrière lequel dormait un tonnelet de chêne, tout plein de rêves, de souvenirs, d’illusions, — un tonnelet de chêne d’où allait sortir, sans doute, le mot qui délivre le Dragon de l’or, maître et gardien de la joie humaine.
Quand le flacon fut sur la table, M. de Brunon, l’ayant fait miroiter, s’en versa un gobelet tout entier, disant :
— Elle est plus belle que jamais! Elle est resplendissante, Danielle, je crois que cette fois-ci elle va dire son secret. Bois avec moi, Baudoin.
Baudoin céda et il but plusieurs verres d’eau-de-vie.
— Pauvres! répéta encore M. de Brunon, — et dire que ce vieux château, hanté par les trépassés, est assuré pour des sommes… des sommes énormes… Quelle somme, Danielle?… Et qu’il ne brûlera jamais.
— Ne dites pas cela, mon père. La matière, qui est inerte, obéit au verbe, qui est vivant. Ce château brûlera un jour ; quand? nul ne le sait encore. Buvez encore un verre de cette eau-de-vie, Baudoin ; elle vous dira peut-être son secret, — le secret qu’elle a toujours refusé à mon père.
Et Baudoin but encore un verre d’eau-de-vie.
II
Quelques heures plus tard, M. de Brunon, sa fille et Baudoin, enveloppés de couvertures, gisaient blottis dans la paille d’un hangar de ferme, pendant que de hautes et belles flammes se tordaient, harmonieusement, jaunes et rouges, au-dessus du bûcher prédit par Danielle. M. de Brunon pleurait, épouvanté par la magique réalisation de son rêve abominable ; Baudoin, à demi-évanoui, haletait couché sur le dos, les doigts agités de gestes nerveux ; Danielle, à genoux, paraissait en prière : ses longues mains blanches, où brillait une seule bague, s’étaient jointes et sa figure, illuminée par l’incendie, resplendissait comme surnaturelle.
Baudoin, presque en délire, proféra de vagues paroles ; alors, elle accourut près de lui, et le baisant sur la bouche :
— Tais-toi, tais-toi, murmura-t-elle. Ta pensée m’appartient. Nous voilà unis par un ciment plus fort que l’amour.
— Le crime! dit Baudoin.
— Tais-toi, je t’aime.
Elle s’entoura le cou des bras dociles de Baudoin, qui, ses lèvres pressant les lèvres de Danielle, songeait obscurément :
— Je suis, pour jamais, l’esclave de cette femme.