D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes
LA MÉTAMORPHOSE DE DIANE
Quand il vit la lune pâlir et trembler dans le ciel pur, voile égarée sur le bleu des mers, Héliodore eut peur d’un tel présage et, se dressant, les bras levés, il prononça des mots conjuratoires.
En vain. Les dieux fuyaient, oreilles sourdes ; et, de leurs lèvres si éloquentes et si riches en sagesse, il ne tombait plus dans le sanctuaire que des oracles brisés par d’invisibles et nouvelles foudres.
Héliodore reprit sa place sur le banc de pierres, au seuil du temple. Le vent du soir était triste comme un adieu ; on n’entendait d’autres bruits que le sanglot des roseaux ; il pleura comme les roseaux, tout uni d’amour au deuil des choses et des dieux.
Il pleura longtemps, puis il s’endormit, à ce seuil, toujours gardien et toujours prêtre : des cris le réveillèrent et des lueurs de torches. Des gens s’avançaient, petits, demi-nus, ceints de cuirs mal grattés, avec de longs cheveux huilés, aux mains des épieux et des branches de pin qui flambaient et fumaient dans la nuit. Le chef laissa tomber son épieu sur la tête d’Héliodore, et le prêtre, lié de courroies, fut jeté parmi les sanglots des roseaux ; ensuite, on pilla avec soin le sanctuaire de Diane aux genoux blancs.
Ces barbares avaient un pouvoir destructeur vraiment divin ; ce que les hommes avaient mis des siècles à construire, ils le démolirent en quelques heures de nuit, et, tous les ors enlevés et chargés sur des chariots, ils s’excitèrent par dérision à traîner hors du temple l’Artémis inviolée dont le marbre, par sa candeur surhumaine, étonnait la piété des pèlerins. Ils voulurent encore, sans doute pour être agréables à leur dieu particulier, et croyant anéantir son indestructible grâce, morceler l’effigie de la déesse blanche, mais l’effigie voulut demeurer intacte, et les barbares s’éloignèrent, lassés d’un sacrilège inutile.
Alors Héliodore rompit ses liens et se leva lamentable, d’entre les sanglots des roseaux ; le jour nouveau naissait ; ayant lavé la vase qui lui cloîtrait les yeux, il vit l’horreur de la dévastation impie et la Vierge, son amour, couchée en travers du sentier, comme un cadavre laissé là après le meurtre et après le stupre nocturne.
Il se laissa tomber près de la déesse et, ayant baisé ses pieds, il s’évanouit.
« Marbre pur, marbre de grâce,
Genoux fiers,
Hanches où nulle main n’écrivit jamais son désir,
Crèche où nul enfant n’a dormi,
Source où l’oiseau n’est pas venu boire,
Ventre inaccessible,
Neiges éternelles,
Bras qui n’ont daigné accoler que le tronc sacré des chênes,
Mains qui n’ont caressé que les flancs des chiens blancs,
Seins qui n’ont palpité que de l’agonie des biches,
Bouche d’orgueil,
Marbre pur, marbre de grâce! »
Héliodore en son sommeil, balbutiait ces litanies, et, à chaque invocation, il ajoutait un pardon, une supplication, l’expression de sa honte, de son désespoir, de son amour.
« Pardonne-moi, Diane Artémis! Tu m’avais choisi comme gardien et je n’ai pas su éloigner de toi les voleurs! Tu m’avais choisi comme prêtre et je n’ai pas su te préserver du sacrilège. »
Quand Héliodore eut ainsi prié, en toute simplicité et en toute humilité, il lui sembla que la déesse se levait et se penchait vers lui, et il lui sembla que la bouche d’orgueil et de grâce disait :
« Je te pardonne, Héliodore, car tu m’aurais donné ta vie, si j’avais voulu de la vie ; mais les barbares te l’ont laissée par mon ordre, afin que tu sois témoin d’un miracle tel que les hommes n’en ont pas encore vu de pareil.
» Les dieux sont anciens, Héliodore, tu le sais ; mais, si anciens, ils ont eu une naissance et ils doivent tous mourir. L’heure est venue de leur mort. Les dieux meurent, au moment où je te parle, mais ils ne meurent pas comme des hommes ; ils meurent comme des dieux, leur essence permane et va revivre en de nouvelles formes.
» Ces changements sont nécessaires pour leur propre gloire et pour la joie des hommes ; quand les dieux sont trop vieux ils n’inspirent plus ni la terreur, ni l’amour ; ils deviennent indifférents aux âmes familières et aux cœurs distraits ; les hommes, ces éternels prisonniers, n’ont plus confiance en l’échelle de grâce, ils ont peur qu’elle ne rompe sous leurs pieds, ils n’osent plus monter au ciel : alors, retombés dans la tristesse de leur nature, ils rampent, comme aux premiers jours du monde, dans le marécage obscur de l’animalité.
» Il faut des échelles nouvelles ; c’est pourquoi des arbres ont été abattus dans la forêt de l’infini.
» Dors, Héliodore. Quand tu te réveilleras, toi qui m’aimas telle que je fus, tu m’aimeras telle que je serai, et, par l’échelle nouvelle, tu monteras si haut que tu en auras le vertige. »
Diane se tut et Héliodore crut voir, s’en allant vers le temple, une femme vêtue d’une blanche robe traînante, toute semée d’étoiles bleues ; autour de sa tête, il y avait une lueur de soleil et, de ses mains étendues, des rayons très doux tombaient vers la terre. Elle entra dans le temple.
Héliodore dormit encore ; quand il se réveilla, il vit que le temple avait été restauré selon un art nouveau : partout, sur la blancheur des murs, on avait peint des figures inconnues, des nimbes, des agneaux et des lettres grecques appelées thau.
Il se leva et entra dans le sanctuaire, dont il se croyait toujours le gardien et le prêtre, mais, ivre sans doute d’un si long sommeil, il ne reconnaissait ni les trésors, vases, lampes, encensoirs, pourtant remis à leur place tels qu’avant le pillage, ni la physionomie des fidèles, ni l’effigie sacrée qui se dressait toujours sous le même dais de soie et de perles, — et il restait debout, tout surpris, lorsque la voix de son rêve sonna encore en son cœur :
« Héliodore, reconnais-moi, et aime-moi comme tu aimas Diane. Je suis la toujours Vierge ; approche-toi : si tu me dis quelques paroles d’amour, tu comprendras, car c’est l’amour qui fait tout comprendre. Viens, Héliodore, et mets le pied au premier échelon de l’échelle. »
Les fidèles chantaient :
Héliodore mêla sa voix à celle du chœur, et il aperçut aussitôt, dressée devant lui, une échelle nouvelle faite avec les plus précieux bois fauchés dans la forêt de l’infini. D’un élan il monta aux plus hauts échelons ; il monta si haut qu’il en eut le vertige, si haut qu’il comprit les mystères éternels et la loi qui veut que tout ce qui change ne change qu’en forme et non pas en essence.