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D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes

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LA SIRÈNE INNOCENTE

Lionel Pappe regardait de vieilles gravures absurdes et méprisées des hommes d’aujourd’hui, et il visitait avec joie les paysages écrits en encre pâle sur les frêles papiers jaunes.

Son voyage le mena vers une île toute nue dont la grève était jonchée d’ossements qui semblaient apportés là par le flot, galets roulés par la colère des vagues et l’ironie des vents. Malgré cette laideur et le sol sans arbres, ni herbes, ni mousses, l’île était plaisante et douce aux yeux, à cause d’une vapeur rose qui l’enveloppait d’un charme et donnait aux tristes crânes l’air de grosses fleurs mourantes.

Ayant plus d’un pays à parcourir, Lionel Pappe allait tourner le feuillet, déjà distrait par un autre désir, quand des rives de l’île nue et rose un concert s’éleva de voix et de violons. Perchés sur le rocher, trois beaux oiseaux à figure de femme chantaient en une langue inconnue des choses infiniment douces ; et, dans l’eau, trois êtres ambigus, femmes par la tête et par le buste, accompagnaient sur des violons de nacre le chant d’amour des trois beaux oiseaux.

Reconnaissant les sirènes, Lionel Pappe sourit avec beaucoup de dédain et se mit à faire tout haut la critique de cette représentation vaine. Il reconnaissait le genre sirène-oiseau : Homère en parle et il avait vu au Louvre le portrait de ces bêtes singulières taillé pour l’ornement d’un obscur bas-relief.

— Les autres sont les classiques monstres… Mais pourquoi jouent-elles du violon? Le violon n’est pas archéologique. J’ai fait ce matin, un voyage bien ridicule.

— Mon enfant, répéta Lionel Pappe, à une jeune fille qui entrait discrètement, grande écolière aux yeux clairs, blonde, et belle presque autant que les pâles images écrites sur les frêles papiers jaunes, mon enfant, j’ai fait ce matin, un voyage bien ridicule.

Et le bon professeur, en prologue à sa leçon, conta sa promenade vers l’île triste et rose.

— Oui, vous êtes vraiment un bon professeur, monsieur Pappe, vous m’enseignez des choses qui ne sont écrites ni dans les livres ni sur les papyrus, ni sur les métaux, ni sur les marbres. Vous avez donc vu des sirènes jouant du violon?

— J’ai vu cela, répondit Lionel Pappe, et, quoique ridicule, je l’ai jugé inquiétant.

— Parce que ce n’est pas archéologique?

— En effet, parce que ce n’est pas archéologique.

— Je suppose, reprit la grande écolière aux yeux clairs, que vous n’avez pas peur des sirènes?

— Pourquoi aurais-je peur des sirènes?

— Parce que ce sont des femmes.

— Et vous croyez, mon enfant, que j’ai peur des femmes?

— Vous devez avoir peur de ce qui est illogique, et les femmes sont illogiques — comme vos sirènes. Elles jouent du violon mal à propos ; pour les hommes graves et archéologiques, elles sont ridicules — comme vos sirènes.

Lionel Pappe fut surpris d’entendre un tel discours ; il regarda son élève et s’aperçut qu’il avait devant lui une grande écolière aux yeux clairs, qui secouait orgueilleusement ses longs cheveux bouclés et dont la gorge se soulevait avec l’anxiété des vagues de tempête qui se gonflent et ne savent pas où elles vont tomber. C’était un homme prudent, quoique fort rêveur, et depuis qu’il donnait des leçons à des jeunes filles, jamais il n’avait eu le spectacle d’une telle métamorphose. Il traitait ses élèves en élèves, et aucune ne s’était encore redressée ainsi, avouant aussi ingénument les convoitises de son sexe, — et vraiment il eut peur.

Baissant les yeux, il dit lentement :

— Mon enfant, nous allons continuer notre lecture : Acte trois, scène huit.

— Monsieur Pappe, dit la grande écolière, avec l’air de n’avoir pas entendu, de quelle couleur étaient les cordes des violons? Pourpres, n’est-ce pas?

— Oui, répondit complaisamment Lionel Pappe, d’un très beau pourpre. Maintenant…

— De ce pourpre-là aussi sanglant, aussi clairement rouge sur la blancheur de la nacre?

Disant cela, elle avait ouvert son corsage, montrant sur son sein gauche une ligne rouge, toute vive et où perla du sang, quand elle y appuya la main d’un air tragique.

— Monsieur Pappe, j’ai voulu me tuer, hier. Chagrin d’amour? Nullement. Je suis vierge de corps et de cœur et je ne désire aucunes lèvres, — et croyez-vous que si je désirais des lèvres, elles se détourneraient à l’approche des miennes? Si j’avais eu un amour ou un caprice, je l’aurais satisfait. Non, j’ai voulu me tuer précisément parce que je n’avais ni amour, ni désir, à peine des curiosités, et si faibles que cela ne valait pas la peine d’ôter ma robe, — mon absurde robe noire de grande écolière, toute luisante sur la hanche du carton que je porte à l’école. J’ai voulu me tuer par ennui, j’ai voulu me tuer par dégoût de la misérable vie qui m’est destinée. J’ai voulu me tuer par haine des livres imbéciles qui étaient imposés à ma pauvre intelligence de vierge, par horreur pour l’humiliation spirituelle où les règles me maintenaient sous leurs pieds barbares. J’ai voulu me tuer, parce que je croyais que je ne pouvais devenir libre qu’en consentant à forfaire à ma liberté même ; parce que je croyais que ma beauté ne pouvait s’affirmer qu’en se donnant esclave à un maître, — et que je ne veux pas me donner à un maître! A tous, oui! A un seul, non! J’ai voulu me tuer, et j’ai été lâche — comme une femme! Quand j’ai senti la piqûre du couteau, ma main a faibli, la pointe de l’arme s’est relevée en traînant sur la peau qu’elle a liserée de ce fil de pourpre : je voudrais que la cicatrice en demeurât toujours vive et rouge : cela me rappellerait éternellement l’heure où la mort m’a fait comprendre la vie. Je veux vivre, je ne suis qu’une femme ; la métaphysique ne m’atteint pas ; je suis en dehors du cercle de ses flèches, et il me semble que je comprendrais si bien si on voulait enseigner ma chair!

Elle reprit avec un rire hystérique en se penchant vers Lionel Pappe.

— Voilà le fil de pourpre, voilà la corde rouge du violon des sirènes.

— Enfant, dit Lionel Pappe, pourquoi chercher des excuses au désir? Laisse chanter ta chair comme le violon des sirènes ; ne réfléchis jamais sur toi-même, ni sur les vieilles images, ni sur la vie, ni sur la mort, — et ne reviens jamais ici, car tu aurais honte, sirène innocente, de la victime de ta chanson d’amour.

Mais la sirène pleura, et Lionel Pappe connut que les larmes sont salées comme la mer, amères comme la mer où nagent les sirènes.

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