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D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes

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PHÉNICE

C’était une jeune femme comme toutes les autres. Rien ne la différenciait de ses sœurs ; tout semblait médiocre en elle, sottement médiocre ; sa beauté de blonde douteuse était ordinaire et fade ; son élégance, à peine suffisante ; son esprit, que l’on supposait nul, n’allumait aucune flamme en ses yeux bleus, doux et mornes ; vraiment, elle était fort bien signalée par le dédain de cette brève et simple définition : une jeune femme comme toutes les autres.

Cependant, après l’avoir ainsi jugée, tous les hommes lui accordaient le « je ne sais quoi » et tous la désiraient. Si elle avait eu des caprices même fous, des fantaisies, même monstrueuses, d’attentifs esclaves se seraient dévoués à son plaisir : mais elle n’encourageait ni les entreprises, ni les sacrifices ; elle paraissait ne pas comprendre les allusions et, si l’on se risquait à une déclaration moins indirecte, avant de répondre quelque banalité, elle faisait répéter la phrase d’amour deux ou trois fois, ce qui glaçait les plus enflammés.

Ils n’étaient rebutés que pour un instant et Phénice s’érigeait à nouveau dans leur imagination, phare où venaient se cogner les ailes de la bande aveuglée des oies voyageuses.

Mais le « je ne sais quoi » demeurait tel, énigme toujours obscure, car il n’était donné à aucun de ses adorateurs d’en pouvoir révéler le secret, cueilli sur la bouche de Phénice. Sa vertu était célèbre ; elle avait même gardé jusqu’après la trentaine une sorte d’air virginal, une attitude étonnée de Diane perpétuellement surprise ; son mari semblait lui être aussi indifférent que le reste du monde ; elle n’avait pas d’enfants.

La vie de Phénice était un sommeil où personne ne soupçonnait de rêves, une traversée dont nul ne devinait les plaisirs. Pourtant, cette créature endormie songeait ; cette passagère distraite voyait ; — un jour, enfin, elle se leva de son sommeil et arrêta sur un banc de sable choisi le voyage de sa barque silencieuse.

Parmi les prétendants à ses lèvres closes, un jeune homme, par sa discrétion mélancolique, l’avait intéressée ; elle trouva l’occasion de le laisser parler et d’avouer, sur le ton d’une tristesse passionnée, son désir et sa volonté.

Phénice écouta, avec la mine cette fois de comprendre, et elle daigna feindre une émotion délicate. Ayant laissé prendre sa main, après de convenables résistances, elle dit :

— On me croit stupide parce qu’un discours d’amour n’excite mes nerfs à aucun frisson esthétique, et froide parce que je ne m’enivre pas au parfum des voluptés en espérance ; je ne suis pas stupide, mais il est vrai que nul n’a encore troublé le lac d’indifférence qu’est mon pauvre cœur. Tous vos jets de pierres n’ont fait sur ses eaux apaisées que de puérils ricochets, et les galets sont allés mourir là-bas et s’enfoncer silencieusement dans le sable, parmi les roseaux inattentifs. Déracinez un rocher, et qu’il tombe! J’aurai peur délicieusement, et je lèverai la tête pour voir, au moins, d’où part le coup d’une telle audace et de tels bras. Mais vous n’êtes bons qu’à des ricochets, enfants amusés de taquiner le monstre, mais incapables de le faire rugir. J’attends. Pleine de bonne volonté, prête à répondre à l’appel quand le cri m’aura remuée, quand la pierre m’aura touchée ; mais ne me touchez pas, car vous m’auriez prise, et vous seriez déçus! Vous avez peut-être raison de jouer et d’amollir exprès la détente de vos bras, — et soyez satisfaits d’être incapables de me conquérir, car je n’en vaux pas la peine. D’ailleurs, je n’ignore pas l’opinion que vous avez de moi : une femme comme toutes les autres, n’est-ce pas? Rien de plus vrai, mon ami ; vous le saurez quand vous voudrez.

On répondit à Phénice :

— Je ne vous dédaigne pas, puisque je vous aime. Ne me confondez pas avec les autres. Je rassemble mes forces, je vais arracher un bloc de rocher, je vais le lancer sur vous, je vais vous écraser…

— Ecrasez-moi! dit Phénice.

— Soyez à moi!

— Vous parlez comme tous les autres, répondit Phénice avec tristesse. Vous aussi, vous faites des ricochets sur la surface du lac paisible.

— Phénice, c’est que je ne veux pas vous faire de mal, car, pour vous dompter, je pourrais, s’il me plaisait, déraciner une montagne, et, avec des bras de géant, la lancer sur vous, tombée comme du ciel. Cette montagne, Phénice, c’est mon amour qui vous menace… Cédez, ou je vous tue!

— Enfant, dit Phénice, tu as plus de cœur que je ne croyais. Serais-tu vraiment capable de me tuer? J’ai eu presque peur — délicieusement! Soit, que l’épreuve finisse : je suis à toi.

Phénice se leva et, écartant l’avidité des mains conquérantes, elle se déshabilla elle-même, lentement, avec un calme singulièrement ironique et impudique. Elle agissait comme seule, les doigts sûrs, les yeux froids et vagues, indifférente aux regards et aux prières de son amant à genoux.

— Tu vois, dit-elle enfin, apparaissant nue (et bien vraiment pareille à toutes les autres femmes), tu vois, je te l’avais bien dit : cela ne valait pas la peine — la peine que j’ai eue de me dévêtir, la peine que tu auras de m’aimer. J’ai des épaules, des bras, des seins, des genoux ; cela fait un corps qui ne diffère des autres que par l’imperceptible. Quel plaisir as-tu à regarder celui-ci plutôt qu’un autre, et quel plaisir auras-tu à le toucher quand je te le permettrai? Je ne suis ni plus ni moins qu’une femme, je suis médiocre, je suis un être moyen et ordinaire, — et voilà pourquoi je ne me suis jamais laissé voir que par devoir et à des yeux incapables de me juger. Eh bien? Je lis en ton regard que tu ne m’aimes plus : tes bras n’ont plus ni la force, ni le désir de m’étreindre…

— Phénice, femme absurde, tu as la folie du mépris, mais, moi, puisque je t’aime, je te trouve belle. Tu es belle entre toutes les femmes, Phénice ; tu es la seule beauté que je désire ; tu es la femme…

— … Mon pauvre amant, dit Phénice, en reprenant la conversation interrompue, je suis « la femme » ; en effet, puisque je suis « une femme » ; et voilà le « je ne sais quoi », et voilà pourquoi j’ai tant de prétendants à mes lèvres. Apprends encore ceci : ce que je méprise en moi, c’est l’animalité du mâle qui m’a faite ce que je suis, — un animal.

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