D'un pays lointain: Miracles; Visages de femmes; Anecdotes
AVENTURE D’UNE VIERGE
« La confession — et non pas la confidence — que je vais te faire, mon amie, est de celles qui doivent être complètes, sans réticences, absolues ; aucun détail ne sera donc épargné à ta pudeur : tu rougiras, tu pleureras, tu crieras peut-être — mais tu écouteras, car il faut qu’une créature humaine connaisse mon aventure — pour la redire à Dieu!
» Tu sais que je reviens souvent, le soir, et toute seule, de Vassy à Chaumont, par le dernier train. J’ai passé la journée avec notre chère Bergerette, et, à onze heures on nous sépare, on me traîne à la gare, on me jette dans un compartiment, — et je sommeille jusqu’à la minute de tomber dans les bras de mon père, qui m’attend sur le quai, — et qui devine « toujours » la portière qu’il faut ouvrir.
» Ce train, dirait-on, marche pour moi seule, — ou presque! Il ne ramène à Chaumont que, par hasard, quelques commerçants qui ont à Vassy leurs affaires, d’autres disent leurs amours. Ah! ma chère, comment ai-je écrit un tel mot, maintenant que je sais ce qu’il signifie! Mais ces bonnes gens s’assemblent sur les mêmes banquettes et je crois bien que, depuis trois ans, j’ai toujours, à cette heure-là, voyagé solitaire.
» Tout ceci pour que tu saches qu’il n’y eut à mon crime nulle préméditation ; pour que tu comprennes que mon aventure ne pouvait être ni organisée, ni machinée ; pour que tu croies que seule une fatalité diabolique a dû me pousser à commettre un acte que, jusqu’alors, comme toi, comme toutes nos pures et honnêtes amies, j’avais toujours réprouvé à l’égal d’un assassinat, — ou d’un suicide!
» Donc, on me pousse dans le wagon. Nous étions en retard et le train déjà en marche, si bien que je n’avais passé que par grâce et parce que je suis, pour ce train illusoire, une sorte de raison d’être, une sorte de colis sacré : nous étions déjà loin quand, revenue de mon émoi, j’aperçus dans l’autre coin, un homme enfoui sous des couvertures.
» Te le dirai-je, — immédiatement, fulguramment, sans aucune résistance, sans aucune remontrance de ma conscience je fus prise, saisie, emportée par le désir fou, mais fou mais absolu et inéluctable, de me faire posséder par cet homme, — moi, vierge! La seule réflexion que je fis fut celle-ci : que je n’avais rien à craindre et tout le temps devant moi, puisque le trajet, sans arrêt jusqu’à Vassy, durait juste une heure ; sitôt l’arrivée, je sauterais, je disparaîtrais.
» La sommation fut impérieuse. Je sentais une chaleur singulière et inconnue au visage, à la poitrine et — je te dirai tout — en des parties de mon être qui ne m’avaient encore jamais donné de bien dangereuses inquiétudes. J’étais comme ivre, de cette ivresse qui incite à encore un verre de champagne ; — non, ces petites ivresses de jeunes filles, ce n’est rien, rien : — je subissais non pas une tentation, mais un commandement irréfutable.
» Je ne fus ni sotte, ni gauche et, pendant qu’un chœur de voix presque comminatoire criait en moi : « Oui! Oui! » — j’observais.
» L’homme était assez jeune, fort, non sans élégance — celui qu’il fallait pour le meurtre — pour le viol! — que j’allais exiger. Il remua, changea d’attitude, réveillé par mon apparition et mon agitation, car mes talons, par un singulier mouvement nerveux, frappaient le plancher en cadence. Bientôt, il desserra ses couvertures, retapa son petit bonnet de voyageur — et me regarda. J’avais peur qu’il ne lût dans mes yeux comme dans un alphabet, comme dans un missel aux énormes lettres ; j’avais peur qu’il ne méprisât une proie trop sûre! Mais j’étais vraiment une belle proie, une proie inéluctable et — puisqu’il le fallait — je le regardai à mon tour. Je ne fis que cela. Non, je fis mieux : ô diabolisme de l’innocence et perversité de l’instinct! — je relevai un peu ma robe comme pour la draper autour de mes jambes, et je pris une pose lasse et insolente, la pose de celle qui attend et qui ne veut pas attendre.
» Cependant, je me mis à trembler ; je frissonnais comme à la première seconde d’un bain froid, et le rythme de mes talons s’accélérait selon une inquiétante rapidité.
» Il se pencha, et me dit :
— Oh! comme vous tremblez! Laissez-moi vous envelopper de cette couverture…
» Sa voix était douce. Je répondis oui avec une égale douceur. Il se leva et m’apporta toutes ses couvertures. Je tremblais toujours, et à faire peur ; j’avais l’œil égaré, je ne bougeais point, les bras lourds et les mains indécises : il m’enveloppa maternellement, depuis les pieds jusqu’au buste, me bordant, me tapotant comme un enfant dans son dodo.
» Je crois que j’avais réellement froid ; cela me fit du bien et je souris.
» Alors il s’enhardit, continuant à me tapoter doucement et inutilement, à lisser et à presser la couverture le long de mes jambes et de mes hanches.
» Je souriais sérieusement, je souriais — comme sourit un brasier!
» Alors, il s’enhardit encore plus. Il pencha vers moi sa tête jusqu’à frôler mes cheveux et n’osant dire plus, sans doute, il demanda :
» — Etes-vous bien?
» Je répondis par un très faible oui et — ô mon amie, pourras-tu lire cela? — machinalement (je le crois), sans délibération, sans volonté, mais en pleine conscience de mon acte, avec joie, je laissai mon genou s’écarter jusqu’à frapper le sien. Il mit la main sur mon genou, il appuya, il insista ; je me détendais au lieu de résister : — alors, il osa tout!
» J’étais morte de désir, de luxure! Oui, mon amie, sans bouger, sans fermer les yeux, toujours souriante, je me suis laissé prendre en détail, pouce à pouce, et délicieusement! Il a fait ce qu’il a voulu et chaque chose qu’il voulait, je la voulais ; je me prêtais, je me donnais, je m’offrais, — et je montais vers un sommet de vertigineuse volupté!
» Oui, je me suis laissé prendre — jusqu’à tout! Oui, et j’ai pris moi-même, sans honte : j’ai baisé ces lèvres, j’ai serré ces épaules de hasard, — et j’ai crié mon déshonneur!
» J’étais une bête heureuse.
» Comme il me regardait avec fatuité (ai-je cru), ou ennui, ou fatigue, le sifflet d’arrivée éclata. Je me levai.
» Il dit :
» — Je vais jusqu’à Merville, — mais…
» — Non, laissez-moi et continuez. Dites-moi seulement votre nom.
» Il me donna sa carte.
» Le temps de la serrer dans mon corsage et le train s’arrêtait.
» Je dis encore :
» — Pas un mot!
» Il comprit et se retira vers l’autre portière. Je sautai et je tombai dans les bras de mon père. Ma sœur, qui l’accompagnait, se mit à rire, en me regardant :
» — Comme tu es chiffonnée!
» J’alléguai que j’avais dormi roulée dans ma robe, et ce fut tout, — car, quel soupçon possible? Ah! je suis bien tranquille, si Dieu, comme je l’espère, comme je le veux, m’épargne la conséquence de mon crime!
» Et maintenant, mon amie, me voilà au lendemain matin et dans cet état : honteuse et joyeuse, humiliée et satisfaite! Je sais, je suis, je vis, femme, comme Psyché, par un homme, ou par un succube? Oh! que m’importe, puisque c’est fait, et puisque je ne reverrai jamais l’initiateur, — car (je le jure) j’ai brûlé la carte sans la lire. Un recommencement, ou seulement la possibilité d’un recommencement cela aurait été, non plus un crime, mais une bassesse!
» J’accomplirai peut-être une destinée vulgaire — et de mensonge, si je me marie, — mais au moins mon premier pas dans le mystère aura été hardi, incroyable et diabolique — ou divin! — et si je n’en dois pas faire un second, je demeurerai heureuse quand même.
» Heureuse de ma chute, oui, et je le redis, devrais-tu en pâlir de peur ou d’horreur? J’adore en rougissant, mais j’adore la Cause inconnue, obscure et formidable qui m’a couchée sous l’étreinte d’un passant, — et cela dans la banalité d’un wagon souillé de toutes les respirations, pendant que les essieux craquaient, pendant que les roues, mordant les rails, sonnaient comme les marteaux d’une lointaine forge, pendant que le train courait, plus fou que mon sang, vers l’abîme, vers le néant!… »