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Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent

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LE SOUPÇON

Après avoir acheté les journaux de Paris qui venaient d’arriver, il fit quelques pas sur le quai de la gare. Des voyageurs, se dirigeant vers la sortie, le croisaient et, parmi eux, des soldats et des officiers. Sur l’un de ces derniers, ses regards s’arrêtèrent. Il tressaillit, hésita une seconde, et s’avança :

— Pradil !

L’autre leva les yeux et, voyant un officier d’un grade supérieur, ébaucha un geste de salut. Mais au même moment il le reconnut. Il devint rouge, puis pâle.

— Bernage… bégaya-t-il.

— Oui, c’est moi. Voyons, voyons, calme-toi… Moi aussi, je suis heureux de te revoir, dit Bernage en lui mettant affectueusement la main sur l’épaule.

— Je m’attendais si peu… Il y a si longtemps…

— Quatre ans ! A qui la faute ? Pourquoi ne m’as-tu jamais écrit, depuis ton départ pour ce voyage aux Indes ? Nous étions camarades depuis le collège, il y avait toujours eu entre nous la meilleure amitié, et parce que tu pars pour un long voyage, tu m’oublies… plus un mot, rien…

— Oui, oui, murmura Pradil. Tu as raison et, je t’assure, tu ne me feras jamais autant de reproches que je m’en suis fait. J’étais parti pour travailler là-bas, pour peindre… Mais j’ai été malade, paresseux… Je voulais te donner de mes nouvelles, et de jour en jour je différais… Avec toi qui as toujours été pour moi un ami si sûr, si bon, si sincère, c’est sans excuse… Et les mois ont passé… Tu m’en veux ?

— Mais non. Je suis trop heureux de te revoir…

Ils marchaient côte à côte le long du quai. Bernage, avec sa figure grave et maigre, son visage sévère et ses tempes grises, semblait plus âgé de dix ans que Pradil, dont le visage fin était sans rides, la moustache blonde et les yeux bleus très jeunes.

Pradil reprit :

— Comme je revenais, la guerre a éclaté. J’ai été sous-lieutenant assez vite… Maintenant, je suis en convalescence d’une blessure au bras… Oh ! rien de grave… Toi, je ne te demande pas ce que tu as fait… Je le sais… On m’a parlé de toi bien souvent… Oui, des camarades qui avaient été sous tes ordres ou dans le même secteur que toi… et qui t’admiraient… Du reste, tes décorations, ton grade, à ton âge, c’est épatant… Et quand on me parlait de toi, chaque fois j’avais des remords… J’en ai eu surtout l’année dernière, quand j’ai appris que tu avais été grièvement blessé… Tu es tout à fait rétabli maintenant ?

— Oui, tout à fait…

Ils firent quelques pas en silence, et Pradil, comme pour renouer la conversation, demanda :

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je descends d’un train et je vais, dans dix minutes, en reprendre un autre. J’ai été envoyé en mission. Je dois repasser à Paris et, de là, je retournerai au front… Et toi, est-ce que tu as des parents par ici ? Cela me paraît un pays charmant, tous ces bois, ces jardins, ces villas qu’on voit là-bas enfouies dans la verdure…

— Oui, en effet, cela semble un coin délicieux, répondit Pradil avec indifférence.

Ils traversèrent les voies pour gagner le quai où devait s’arrêter le train pour Paris, et soudain Bernage dit à son compagnon :

— Je vois que tu es au courant de ce qui m’est arrivé.

Pradil eut l’air surpris.

— Au courant de quoi ?

— Tu le sais bien, voyons… Rien que ta figure indique que tu es renseigné… Du reste, si tu ne savais rien, tu m’aurais demandé des nouvelles de ma femme, et tu ne l’as pas fait…

— Mais, je te jure…

— Bon… De toutes façons, écoute-moi. Je veux que tu saches ce qui est arrivé, puisque tu es à peu près mon seul ami… Jacqueline m’a quitté…

Pradil eut un mouvement, mais Bernage ne lui laissa pas le temps de parler.

« Oui, elle m’a quitté… Elle s’est enfuie. Cela s’est passé environ six mois après ton départ pour les Indes. Oui, tu es parti vers la fin de l’été 1913, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est le 12 février 1914 que Jacqueline s’est enfuie… Où ? Comment ? Avec qui ? Je n’en sais rien. Il y avait quatre ans que nous étions mariés, tu le sais, et notre vie me semblait très heureuse. Nous n’avions pas d’enfants, mais si moi je le regrettais un peu, je suis sûr que Jacqueline n’y pensait pas du tout. Je l’aimais, je croyais qu’elle m’aimait, et il n’y avait jamais eu de dissentiment entre nous. Elle semblait heureuse, n’est-ce pas ? Un jour, ce 12 février, en rentrant chez moi, je n’ai pas trouvé Jacqueline. Elle m’avait laissé une lettre où elle me disait qu’elle aimait un autre homme et qu’elle ne voulait pas plus longtemps se partager entre lui et moi. Et elle ajoutait qu’elle disparaissait ainsi parce qu’elle avait peur de ma colère, non pas tant pour elle que pour lui… J’ai cherché, cherché, cherché… en vain… J’étais fou, et c’est alors que j’aurais eu besoin d’un ami à qui me confier, mais tu étais au bout du monde… Voilà ce qui m’est arrivé… L’été d’après il y a eu la guerre. J’avais été officier d’artillerie en sortant de Polytechnique et j’avais donné ma démission pour me marier. J’ai repris mon grade… et j’ai eu d’autres préoccupations… Voilà exactement mon histoire… Non, ne me dis rien à ce sujet-là… »

Le cri d’un employé annonçant le train interrompit Bernage. Il monta en wagon et, penché à la portière, serra la main de Pradil, à qui il allait demander son adresse afin qu’ils continuassent à se revoir, quand, sur le quai, survint un gros monsieur d’aspect affable.

Partageant son salut entre Bernage et Pradil, il aborda celui-ci :

— Monsieur Pradil, je vous salue bien. Si vous le permettez, je vous déposerai à votre villa. J’ai ma voiture. Et comment se porte Mme Pradil ?

Pradil était devenu pourpre. Bernage, penché à la portière du train qui s’ébranlait, avait pâli, assailli par un monde de soupçons. Pradil marié ? Avec qui ? Pourquoi n’en avait-il pas parlé ? Pourquoi n’avait-il pas dit qu’il habitait ce pays ? Pourquoi avait-il montré, par moments, tant de gêne ? Et son silence pendant son voyage ? Mais était-il même parti pour les Indes ? N’avait-il pas, au lieu de cela, préparé la retraite sûre et douce où Jacqueline était venue le rejoindre ?

Bernage eut un mouvement de folle rage. Il retrouva les souffrances de jadis… Il ne pouvait descendre du train qui filait ; il ne pouvait s’arrêter avant d’achever sa mission… Mais il voulait savoir. Il reviendrait plus tard… Plus tard ?… Brusquement calmé, il eut un haussement d’épaules. Vivrait-il plus tard ? Combien de jours d’avenir aurait-il à lui ? Le présent, auquel il s’était donné tout entier, le ressaisissait. Ce passé, qui l’avait torturé, lui sembla factice, futile, vain ; en tout cas chimériquement lointain par delà les trois années de guerre. Et il se rendit compte qu’il était, pour le moment du moins, un autre homme que ce passé ne concernait plus.

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