Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent
QUELQUES MÉNAGES
LE PROBLÈME
I
Les Joudas — le père, fonctionnaire plaintif, mal résigné, à cinquante-cinq ans, à n’avoir pas d’avenir, la mère, dame despotique, jamais en repos, et les deux files, qui auraient voulu être mariées — habitaient, au bout de la ville, une piètre petite maison dénuée de confort. Ils achevaient de déjeuner quand le facteur sonna. La servante étant à la cave, M. Joudas alla lui-même à la porte.
Deux minutes après, il revint dans la salle à manger ; la stupeur était peinte sur son visage ; il avait une lettre à la main.
— C’est d’Alfred, bégaya M. Joudas. Il est rentré en France. Il m’écrit de Paris. Il va venir ici…
Mme Joudas avait tressailli et s’était dressée pendant que ses deux filles levaient la tête, très intéressées elles aussi.
— Hein ? Alfred ? ton frère ?… Comment cela ?… T’expliqueras-tu, Octave ?…
A travers la table, M. Joudas lui tendit la lettre. Il y avait deux lignes. M. Alfred Joudas disait qu’il allait venir. C’était tout.
Mme Joudas ayant lu renvoya ses filles.
— Que comptes-tu faire ? demanda-t-elle sèchement à son mari lorsqu’ils furent seuls.
— Mais je ne sais pas… dit M. Joudas encore ahuri.
— Tu ne sais pas !… naturellement !… tu ne sais jamais rien !… Je suis là, heureusement. Examinons la situation, elle en vaut la peine, je pense ! Depuis combien de temps exactement ton frère est-il parti pour l’Amérique ?
— Je ne sais pas au juste… trente ans au moins…
— Combien de fois t’a-t-il écrit depuis ?
— Une dizaine de fois environ.
— Et chaque fois deux lignes pour dire qu’il allait bien… Et sans donner aucun détail sur ce qu’il faisait, sur sa vie, sur sa position… Le mystère est complet ! — dit Mme Joudas, tragique. — Maintenant il revient. Une question se pose : Est-il riche ?
M. Joudas eut un geste des bras pour dire qu’il ne pouvait pas savoir, mais Mme Joudas, de son poing robuste ébranla la table.
— J’ai beaucoup de patience, cria-t-elle, mais il ne faut pas qu’on m’en fasse trop ! Je ne tolérerai pas tes airs d’indifférence ! Tu as des devoirs envers ta famille, je pense ? envers moi qui méritais un peu mieux que d’être, toute ma vie, la femme d’un rond-de-cuir sans avenir ! envers tes filles qui n’ont pas un sou de dot ! Ton frère rentre, c’est notre seul espoir de ne plus croupir dans la misère, mais toi tu t’en moques !
— Je ne m’en moque pas, dit M. Joudas, abattu.
Et il ajouta :
« Alfred m’a assez négligé, en somme, et je ne tiens pas à l’accueillir…
— Tu es fou !
Mme Joudas avait bondi.
« Pour nous rendre odieux aux yeux de toute la ville ! Pour détruire notre unique espérance ! Ah ! par exemple !…
— Mais s’il tombe ici pour s’y installer et qu’il soit sans le sou ! gémit M. Joudas. Je ne peux pas le prendre à ma charge ! La vie est déjà si dure !… Et comment fera-t-on pour le renvoyer plus tard si on le reçoit trop bien ?… Il nous croira riches…
Mme Joudas d’un geste lui imposa le silence. Elle réfléchissait.
— On n’a pas idée d’avoir un frère comme ça ! dit-elle enfin à son mari avec irritation. Allons, voilà l’heure de ton bureau, file ! On a encore le temps d’y penser. Il ne va pas arriver ce soir…
Elle se trompait, car le soir même, lorsque M. Joudas rentra, il vit, qu’à sa porte, d’une voiture, on déchargeait une malle.
Mme Joudas saisit son mari dans le vestibule.
— Il est là, souffla-t-elle. Il n’a pas été à l’hôtel, il est descendu tout droit ici… Je lui ai donné la chambre de Pauline qui couchera avec sa sœur. J’ai fait un rôti pour le dîner. On doit être beau joueur… Nous l’interrogerons adroitement. Il n’a qu’une seule malle, mais… Chut… le voilà.
M. Alfred Joudas descendait l’escalier. C’était un homme de haute taille, aux cheveux argentés, au visage glabre, énergique et fatigué. Il était vêtu d’un complet gris assez usé. Il embrassa M. Octave Joudas, en disant qu’il était heureux de le voir. Il semblait aussi à l’aise que s’il les avait quittés le mois d’avant ; il rappelait à son frère leurs souvenirs d’enfance ; il plaisantait gaiement avec ses nièces. Il ne parut pas s’apercevoir de la mesquinerie de l’installation, et mangea copieusement au dîner qu’il déclara excellent. Du reste, il ne donna sur lui-même pas le moindre détail et éluda, sans avoir l’air de les comprendre, les questions détournées qui lui furent posées.
Ce n’est qu’après le repas, lorsque M. et Mme Joudas, afin de voir ses bagages, l’eurent conduit dans la chambre qui lui était destinée, qu’il eut un moment d’abandon.
— Je vous remercie, ma belle-sœur, dit-il à Mme Joudas, je serai très bien ici. J’ai eu des logis de toute sorte, je vous assure, et souvent moins confortables que cette jolie chambre. Dans la vie, il y a des hauts et des bas…
Il s’approcha de son frère :
« Tu as pris la meilleure part, vois-tu, mon vieux… Rester tranquille chez soi, dans sa petite ville, à se laisser vivre avec un petit travail de tout repos, sans mécomptes et sans déboires… J’en suis à me demander si ce n’est pas la vraie sagesse… »
Il semblait sombre et on crut l’entendre soupirer. Il leur dit bonsoir, M. et Mme Joudas redescendirent.
— Il est sans le sou ! cria M. Joudas lorsqu’ils furent seuls dans leur morne petit salon. J’en étais sûr, il est sans le sou ! Tu as vu son avidité au dîner ? Tu as vu ses bagages ? Trois méchants complets usagés et quelques chemises. Tu as entendu ce qu’il dit des mécomptes et des déboires ?… Il est venu pour vivre à nos crochets !… à mes crochets à moi, la bête de somme ! continua-t-il en s’animant. — Je ne peux pas ! Je n’y suffis pas ! C’est trop ! J’ai un frère en Amérique ! Il revient ! Il est sans le sou…
— En es-tu sûr ?
Mme Joudas, d’une main vigoureuse, avait saisi le bras de son mari ; elle fixait sur lui des yeux étincelants.
« En es-tu sûr ? répéta-t-elle d’une voix basse et vibrante. Cela n’est jamais arrivé, n’est-ce pas, que des millionnaires reviennent en jouant la comédie de la pauvreté pour éprouver l’affection de leur famille ?… Je vois plus loin que toi, moi ! Mais l’égoïsme t’aveugle !…
— C’est un problème affolant, gémit M. Joudas.
Et tous deux restèrent muets, absorbés, angoissés, écoutant le bruit des pas, là-haut, dans la chambre du problème…
II
C’était un matin, une semaine plus tard. Après avoir, dès son lever et comme de coutume, parcouru la maison pour réveiller ses filles et houspiller la servante, Mme Joudas, en tenue d’intérieur, peignoir vert et pas de faux cheveux, revint dans la chambre à coucher où son mari, M. Octave Joudas, achevait de s’habiller.
Maigre et blafard, en bras de chemise et un peu grelottant, ses rares mèches grises encore ébouriffées, M. Joudas offrait un triste spectacle ; il tourna les yeux vers sa femme. Elle prit un temps et parla :
— Il faut en finir. Ce mystère me tue. Depuis que ton frère est tombé chez nous…
— Chut… prends garde qu’il n’entende…
— Il dort, je viens de m’arrêter à sa porte…
Mme Joudas avait pourtant baissé la voix. Elle continua :
« Cette situation ne peut se prolonger. Nous ne sommes pas plus avancés qu’au premier jour. Il est impossible de rien deviner… Mais l’argent file, file… c’en est fou… Nous dépensons le double pour les repas depuis qu’il est là. Ça ne peut pas durer. Nous sommes pauvres. Notre droit est de savoir à quoi nous en tenir… Si ton frère est sans le sou, nous ne pouvons l’héberger plus longtemps…
— C’est ce que j’ai toujours dit…
— Mais s’il est riche, on ne peut risquer de le mécontenter, de paraître durs, indifférents… Pourtant, il faut en finir. D’autant plus que, dans la ville, la nouvelle s’est répandue…
— Tout le monde est au courant, dit M. Joudas. Au bureau, mes collègues m’en ont parlé. Ils ont même organisé des paris… Duport tient ce qu’on veut contre l’hypothèse de mon frère millionnaire…
— C’est insultant…
— Non, au contraire, on nous montre plus de considération. Mon chef de bureau m’a dit de te rappeler le jour de sa femme…
— A t’entendre, on va demander la main de mes filles, à cause de la fortune supposée de leur oncle, ricana Mme Joudas. — Non, il faut en finir ! Voici mon plan : Paule et Christiane dînent ce soir chez leur ancienne maîtresse de pension… Profitons-en, faisons faire à ton frère Arthur un bon dîner avec du bon vin qu’on ne ménagera pas… et tu pourras adroitement le faire parler… Oh ! pas de grimaces !… j’ai autant de délicatesse que toi, j’imagine !… Il nous faut la vérité !
M. Octave Joudas souffrait du foie et de l’estomac, et depuis longtemps, autant par régime que par économie, il avait renoncé au vin. Afin de donner l’exemple à son frère Arthur, il dut cependant se résigner à en boire ce soir-là, et, au bout de quelques verres, ce fut sans répugnance, bien au contraire. Inexplicablement, il se sentit gai, animé, et il se dit, à part lui, que la vie n’était pas si mauvaise qu’il le croyait. Sur sa femme et sur son frère il posa un regard plein de tendresse.
M. Alfred Joudas, qu’un si passionnant mystère enveloppait, était visiblement de plus en plus heureux de se trouver en famille. Il mangeait bien, causait et buvait gaiement, mais, pour lui, cela ne semblait pas être un excès, et il restait parfaitement discret et maître de lui.
Quant à Mme Joudas, elle dînait avec dignité et trempait ses lèvres dans de l’eau rougie. Un souci cependant plissait son front majestueux : le repas s’avançait et son mari n’avait fait encore aucune tentative pour provoquer les confidences de son frère ; aussi, au regard d’affection émue que lui lança M. Octave Joudas répondit-elle par un coup d’œil impératif. Il ne comprit pas ou feignit de ne pas comprendre. Il prit une nouvelle bouteille, servit Alfred et se servit.
Exaspérée, Mme Joudas, pour le rappeler au sentiment de la situation, lui lança un coup de pied sous la table. Le coup fut vif, M. Octave Joudas le reçut sur la cheville.
— Oh ! la ! la ! cria-t-il en se dressant.
Il s’appuya d’une main à la table, désigna, de l’autre main, sa femme et dit à son frère :
« Elle m’a fichu un coup de pied !
— Comment cela ? demanda Alfred, étonné.
— Octave !… cria d’une voix tragique Mme Joudas, qui venait de s’apercevoir que l’état de son mari n’était pas normal.
— Un coup de pied ! continua M. Joudas qui semblait joyeux. Un coup de pied qui te concerne, Alfred !
— Octave ! cria encore Mme Joudas.
— Oui, sois tranquille, j’y viens, il va parler ! N’est-ce pas, Alfred, que tu vas parler ? Tu étais gentil pour moi dans le temps, quand on était gamins tous deux… Alors, voilà, vaut mieux s’expliquer franchement : Depuis une semaine que tu es là, on ne vit plus. Ça ne peut pas durer… A moins d’être aveugle, tu dois avoir vu que nous sommes dans la misère. C’est une misère bien ; on garde le décorum ; on a une bonne, elle change souvent parce qu’il y a trop à faire et pas assez à manger, mais le principe y est ; on donne des thés avec des petits gâteaux ; oui ; et on a des filles qui ont suivi des cours payants. Bref, on tient son rang… Alors on a un frère qui revient d’Amérique : une question se pose, comme dit Mme Joudas : « A-t-il fait fortune ? » Dame, un frère sans le sou, qui ne s’est pas inquiété de vous pendant trente ans, on n’a qu’à le prier de s’en aller. S’il est riche, c’est une autre paire de manches… Tu saisis ?… Alors faut-il te choyer ou te prier de t’en aller ? Dis si tu es riche !
Il s’arrêta tout souriant. Mme Joudas, qui avait compris l’impossibilité de le faire taire restait immobile sur sa chaise, les yeux fixés droit devant elle.
M. Alfred Joudas n’avait pas bougé. D’abord son visage avait exprimé la surprise et un peu de colère ; puis du mépris railleur. Maintenant il regardait son frère avec une commisération profonde.
— Si je suis venu ici, dit-il enfin lentement, c’est avec l’intention de m’y établir… Je suis en pourparlers pour acheter un domaine, la Verdière.
— Mais c’est princier ! cria Mme Joudas, bondissant tout à coup.
— Alors, tu es riche ! cria en même temps M. Octave Joudas, exultant.
Tous deux tendaient vers Alfred Joudas des faces ardentes que la même espérance transfigurait. Il regretta d’avoir choisi ce pays pour y finir sa vie et continua :
— Je suis riche, oui. Je croyais vous l’avoir écrit. Mais mon existence a été si occupée… Enfin, pour la Verdière, je voulais que ce soit pour vous une surprise. Mon intention était de ne vous prévenir que lorsque nous y serions tous installés… Je dis nous, reprit-il doucement, parce que — je croyais aussi vous l’avoir annoncé, — parce que je suis marié… Ma femme est à Paris avec nos quatre enfants…
Il y eut un silence pesant. M. Octave Joudas était devenu gris de cendre. Mme Joudas, atterrée, vit l’avenir pour elle et pour ses filles.
— Ça, murmura-t-elle, c’est pire que tout… Nous serons les parents pauvres…