Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent
L’ÉTOILE
— M. Noirtier ? Pour sûr qu’il est là, il ne sort jamais, et encore bien moins maintenant qu’il est malade. Si vous voulez, Madame, je vais vous conduire ; faut justement que je lui monte son pain et son lait.
C’était un gamin qui, de la loge de la concierge, avait répondu à la visiteuse. Celle-ci, une jeune femme blonde et très jolie, le suivit jusqu’en haut d’un escalier mal tenu. Arrivés au cinquième étage, ils franchirent un dédale de couloirs obscurs. A l’aide d’une clef qu’il prit dans une crevasse du mur, le gamin ouvrit une porte.
— M’sieur Noirtier, v’là une visite pour vous, et v’là vos provisions, dit-il en posant sur une table la petite boîte au lait et le morceau de pain qu’il avait apportés.
— Une visite ? Comment ça ? demanda, avec un accent de surprise, une voix faible, un peu haletante.
Dans un grand fauteuil de crin, un vieillard était assis. Il devait être de haute taille, il était décharné et très vieux. Sa tête, au crâne jaune, aux joues creuses, aux yeux enfoncés, était penchée sur sa poitrine, que couvrait sa grande barbe blanche.
La pièce était vaste et délabrée ; il y avait un lit de fer dans un coin, une table, des chaises, un poêle éteint. A travers la fenêtre sans rideaux, on voyait un horizon de toits, et le ciel, clair encore au couchant. Dans la chambre, il faisait déjà sombre.
La visiteuse s’était avancée jusqu’au fauteuil du vieillard.
— Monsieur Noirtier, je viens de la part de votre petit-fils. Il sait que vous êtes malade…
— Comment le sait-il ? dit le vieux.
— Ben, c’est moi, intervint le gamin. A sa dernière permission, il m’avait fait promettre de lui dire vraiment comment vous alliez, dans les lettres que vous me dictez pour lui… Alors j’ai mis : « Il est malade », parce que c’était la vérité. Maintenant, je file, j’ai affaire en bas, termina-t-il en se sauvant.
— C’est ridicule, grommela le vieillard, je ne suis pas si malade que ça…
Il eut une crise de suffocation. La jeune femme s’empressa auprès de lui.
— Vous voyez bien que vous êtes malade, dit-elle. Pourquoi ne voulez-vous pas que Paul le sache ? (Elle rougit un peu et continua) : Je dis Paul comme cela, parce que…
— Vous êtes Suzanne Bertal ? interrompit le vieux.
— Oui… Alors, vous savez ?… (Elle était plus rouge encore). Eh bien ! Paul m’a écrit de venir quand il a su que vous étiez malade… Il est très tourmenté que vous soyez seul ainsi… Alors, si vous voulez bien que je vienne une heure le soir, comme aujourd’hui, quand j’ai fini mon travail…
— Il n’est rien arrivé à Paul ? C’est sûr ? cria presque le vieux, frappé d’une angoisse soudaine et qui, dans un brusque effort, avait relevé la tête.
— Non ! Non ! Quelle idée ! protesta vivement la jeune femme qui, toute bouleversée, était devenue pâle et tremblante.
— Comme vous l’aimez ! murmura tout à coup le vieux, en la regardant… Il est plus brave encore que je ne croyais, ajouta-t-il à voix basse. Oui, plus brave… Ceux qui sont heureux risquent plus que ceux qui sont malheureux… Et vous êtes si jolie, et il vous aime tant… Il m’a raconté, voyez-vous…
— Oui, murmura-t-elle, il m’a dit qu’il vous parlerait de moi… Avant, il n’avait pas cru devoir le faire… Mais maintenant que nous devons nous marier… Il y a trois ans que nous nous connaissons… Avant la guerre, j’avais déjà bien peur… Il a tant d’audace, tant de confiance en lui… Mais maintenant…
Elle s’arrêta, frémissante.
— Il ne faut pas parler de cela, protesta le vieux d’une voix étranglée. On y pense trop déjà !… Songez que moi je suis ici toujours, toujours, sans bouger, cloué dans ce fauteuil… Je n’ai plus rien d’autre à faire qu’à penser… Je pense à lui… au temps où il était un petit enfant. Ses parents — mon fils et ma belle-fille — sont morts quand il avait trois ans. J’étais seul et je l’ai pris…
— Je sais, interrompit doucement la jeune femme.
Le vieux secoua la tête.
— Non, non, vous ne savez pas… Il n’y a que moi qui sais ce qu’il est pour moi… Et pensez aux journées que je passe ainsi… seul, et en sachant qu’il est en danger… et quel danger !… Et je lis ce qu’il a fait… ses citations… ses combats… Mais je suis vieux, voyez-vous. Je n’ai plus grand courage. Et je n’ai que lui…
La jeune femme pleurait tout bas.
— Moi aussi je n’ai que lui, dit-elle simplement… Moi aussi j’ai peur… Quand je le vois, je voudrais lui dire…
— Non, non, interrompit le vieux. Il ne faut rien lui dire. Il sait bien, vous pensez… Il sait bien… Il fait ce qu’il veut… ce qu’il doit… Et certainement… Oui, je suis sûr qu’il est prudent… à sa manière… Mais quand je pense qu’en ce moment-ci même il est peut-être là-haut… plus haut que les nuages et que le vent, et qu’il se bat… qu’il court tous les périls… Mais pourquoi me faites-vous parler de cela ?…
Il s’arrêta, l’air égaré, puis reprit :
« Vous vous souvenez, quand il était près d’ici, au camp ?… Vous vous souvenez ?… C’était à ce moment-là où, le soir, on voyait souvent passer leurs petites lumières qui, d’en haut, veillaient sur la ville… Et il m’avait dit qu’il volait comme cela au-dessus de nous, lui-même… Et je le guettais… Je le guettais au fond du ciel quand j’entendais le bourdonnement… Je ne savais pas, n’est-ce pas… Il y avait des étoiles qui vous trompaient… Maintenant il est au loin et on ne peut plus le voir par ici… On ne peut plus le voir ?… C’est sûr ?… »
D’un effort violent il tourna à demi son fauteuil vers la fenêtre. Dans le ciel pur, les points brillants des étoiles scintillaient jusqu’à l’horizon au-dessus des toits noirs. Le silence était tombé dans l’ombre de la pièce délabrée.
— Il faut que je parte, il est tard, murmura enfin la jeune femme. Je reviendrai demain soir… Je m’occuperai de vous… Tout est en désordre ici… Je suis heureuse qu’il m’ait dit de venir… A demain…
Le vieillard ne répondit pas. Dans son fauteuil, il restait si parfaitement immobile que la jeune femme eut peur. Elle se pencha pour le voir en face, mais il ne dormait pas et il n’était pas mort. Ses yeux grands ouverts regardaient la nuit ardemment.
— Voyez, voyez, dit-il tout à coup, d’une voix sourde. Là-bas… une lumière qui avance… Vous la voyez ?…
La jeune femme suivit son regard, mais ce soir-là il n’y avait pas d’autre étoile que les étoiles immobiles.