Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent
PRÈS DE L’EAU
L’usine était aux portes de la ville, mais Étienne Lalier, le nouveau contremaître, quand il en sortit le soir, s’en alla à travers la campagne.
Il marchait lentement, courbant un peu sa haute taille robuste ; une expression de gravité vieillissait légèrement son visage énergique, aux yeux clairs, aux traits réguliers ; absorbé dans ses pensées, il suivait le canal, regardant, sans y prendre garde, l’eau glauque qui reflétait le ciel brouillé d’avril.
Il arriva près d’une écluse. L’éclusier, un vieux à l’air renfrogné, manœuvrait, pour des péniches, les hautes portes sombres.
— Prenez garde ! Ça glisse, l’herbe, au bord, dit une voix presque enfantine.
Lalier se retourna. Une enfant mince et brune, vêtue d’une robe de laine trouée, un châle rouge sur ses boucles sauvages, fixait sur lui ses grands yeux noirs.
« Vous êtes de l’usine ? reprit-elle. Vous êtes nouveau, n’est-ce pas ? Je ne vous ai pas encore vu… Les ouvriers viennent souvent se promener par ici, le dimanche… Mais je ne les aime pas… ils font du bruit… ils se moquent de moi… »
Elle était très grave. Il sourit.
— Par exemple ! ils se moquent de toi ?
— Oui. Ils blaguent toujours. Ils m’appellent la gosse… Ils disent que je n’ai pas des idées comme tout le monde… Ils me taquinent… Moi, ça me fâche et je me cache… Vous êtes de l’usine, n’est-ce pas ?
— Je suis le nouveau contremaître. On m’a appelé ici. Le métal, c’est mon métier depuis toujours… Te voilà renseignée. Est-ce que tu poses des questions comme ça à tous les passants, ma petite ?
Elle devint rouge et tapa du pied.
— Là, vous aussi… Je ne suis pas une enfant du tout ! J’ai quinze ans et demi. Il y a cinq ans que je suis ici avec papa. C’est moi qui tiens la maison depuis que maman est morte. Je n’ai ni frère, ni sœur… papa ne parle jamais… Alors, je m’ennuie… Vous reviendrez, hein ? on causera… Maintenant, il faut que je rentre pour la soupe.
Elle s’enfuit vers une petite maison basse dont un lierre touffu cachait la misère, mais, au bout de trois pas, elle tourna la tête et jeta par-dessus son épaule :
« Je m’appelle Cécile ! Vous reviendrez ? »
Ce fut le début de leur amitié. Lalier, quelques jours après, revint à l’écluse. La petite parut satisfaite de le voir ; le vieux accepta une pipe de tabac et prononça quelques paroles à propos du temps qu’il ferait. Une averse étant survenue, ils s’abritèrent tous les trois dans l’étroit logis qui était extraordinairement en désordre. La fois suivante, Lalier apporta des bonbons à la petite mais elle n’en sembla pas satisfaite. Ce qu’elle voulait, c’était qu’il vienne bavarder avec elle, ou plutôt écouter ses bavardages et répondre aux innombrables questions qu’elle lui posait comme s’il avait dû tout savoir. Lui, fumant une cigarette, regardait l’écluse et la campagne et, quand il paraissait trop distrait, Cécile se taisait et l’observait, son visage mince tout à coup assombri.
Des semaines passèrent, et maintenant Lalier, sans bien s’en rendre compte lui-même, ne se trouvait jamais mieux que quand il était à l’écluse. Le vieux était ours, la petite était bizarre, mais il trouvait là une sorte d’intimité qui lui était douce. Au cours de son labeur quotidien il pensait parfois à la voix puérile, aux yeux noirs, aux cheveux en boucles emmêlées de sa sauvage petite amie. Elle n’était qu’une enfant pour lui. Il ne remarquait pas qu’elle changeait, qu’elle parlait moins, qu’elle avait essayé de discipliner sa chevelure, de recoudre sa robe, de ranger un peu le ménage à l’abandon.
Un soir d’été il arriva en hâte sous les premières gouttes d’un orage.
— Papa est absent pour une demi-heure, lui dit Cécile qui l’attendait, debout sous le lierre de la porte, — moi je suis restée. C’est samedi et j’étais sûre que vous viendriez…
Ils s’assirent sur un banc vermoulu, sous l’auvent de la petite maison et regardèrent l’eau du canal et le vert des bois qui frissonnaient sous l’averse lourde.
Après un silence, la petite, sans tourner les yeux vers son compagnon, lui dit soudain :
« Pourquoi êtes-vous toujours triste ? »
Il tressaillit.
« Si, si, continua-t-elle. J’ai bien vu. Vous êtes triste… Je n’ai jamais osé vous en parler… C’est parce que vous êtes seul que vous êtes triste, n’est-ce pas ? Moi aussi, avant, j’étais triste et je m’ennuyais… »
Elle s’arrêta, très rouge et essaya de rire, mais ses lèvres tremblaient.
« Moi, je ne veux pas que vous soyez triste… Vous êtes mon ami… Les autres, je ne peux pas les souffrir… Mais vous… J’ai bien vu qu’ici vous étiez content de venir… Alors plus tard… Moi, pour vous, j’attendrai… Je sais bien… je suis trop jeune, maintenant… Mais, dans un an ou deux, si vous voulez, nous nous marierons… on sera très heureux… On aura une maison, des bêtes… »
Elle continuait, expliquant naïvement son rêve de sa voix puérile. Lalier, paternellement, lui tapota la joue.
— Ma pauvre petite, je suis un peu vieux pour toi… Et puis, vois-tu, je suis marié déjà… Oui, j’ai ma femme, là-bas, dans le Nord… avec nos deux enfants… Elle n’a pas pu revenir à temps… Moi, j’étais en voyage… Depuis, je n’ai pas pu avoir de nouvelles… Je ne sais rien… Je ne sais rien…
Il se tut. Il resta absorbé, le visage contracté, les yeux fixés sur le sol. La petite, haletante, pâle sous ses cheveux défaits, le regardait.
— Je comprends bien, murmura-t-elle d’une voix sourde, c’est pour cela que vous êtes triste…
Suffoquant, elle se précipita dans la maison et ferma la porte.
L’éclusier revenait. Lalier lui dit bonsoir et s’en alla, s’efforçant, en vain, de se rendre compte des sentiments qu’il éprouvait.
Après avoir hésité, quatre jours après il reparut à l’écluse. Le vieux était là.
— La petite — grommela-t-il en réponse aux questions de Lalier, — elle s’ennuyait, faut croire… Elle a toujours été lunatique. Alors, comme son oncle est passé dans sa péniche où qu’il a sa femme avec lui, elle a voulu partir avec eux… Les voilà, là-bas…
Sur une péniche qui, au loin, sur l’eau miroitante, s’en allait vers le couchant rouge, Lalier crut voir une mince silhouette qui faisait un geste d’adieu.
Il eut un moment de stupeur et la sensation que quelque chose s’arrachait de lui. Mais il essaya de se dire que les choses étaient mieux ainsi et retourna vers la ville… seul.