← Retour

Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent

16px
100%

MADEMOISELLE PIÉGRIS

I

Ils arrivèrent par le train du matin et une vieille voiture disloquée les amena, eux et leurs deux malles, de la gare. M. Laval mit pied à terre le premier. Il aida sa femme à descendre et enleva dans ses bras la petite Suzanne. Maurice, à son tour, sauta sur la route.

Debout à la grille de sa propriété, Mlle Piégris les attendait. Petite, mince et droite, serrée dans son immuable robe de soie noire et terne, une mantille blanche sur les coques grises de ses faux cheveux, elle avait l’air aussi désagréable que jamais. Elle fit trois pas avec raideur et ouvrit ses longs bras. Deux baisers secs claquèrent sur les joues de Mme Laval.

— Bonjour, ma nièce, vous n’avez pas bonne mine. La campagne vous remettra. Bonjour, ma petite Suzanne. Quel âge a-t-elle ? Huit ans… Elle est grande.

Mlle Piégris tapota les joues de la petite fille puis tourna vers M. Laval un regard hostile. Elle ne lui avait pas pardonné depuis quinze ans d’avoir, fonctionnaire sans fortune, osé épouser sa nièce.

« Bonjour, monsieur Laval, dit-elle avec froideur. C’est gracieux à vous de me consacrer votre permission. »

Maurice, pensant qu’il devait être embrassé aussi, s’était avancé, mais Mlle Piégris lui fit seulement un vague signe revêche de la main. Pourtant, comme on entrait, elle l’interpella :

« Attention. Chez moi, les garçons doivent se bien conduire. Il est défendu de marcher sur les gazons, de casser des branches, de cueillir des fleurs, de faire des trous dans les allées. »

Maurice rougit. Il avait treize ans et estimait qu’il savait se tenir. Mlle Piégris déjà se dirigeait vers la maison. M. et Mme Laval la suivirent, échangeant derrière son dos un regard consterné. Ils ne l’avaient pas vue depuis cinq ans. Elle s’était alors brouillée avec eux sans motif, comme elle venait, sans motif, de se raccommoder avec eux, par une lettre leur enjoignant de passer les vacances auprès d’elle, dans sa propriété de Normandie. Ils avaient accepté aussitôt. M. Laval, qui était attaché au ravitaillement, venait seulement pour une semaine, mais Mme Laval et les deux enfants venaient pour deux mois.

Maurice, encore un peu ahuri de la réception qui lui avait été faite par Mlle Piégris, s’était enfoncé dans le parc. Il savait réfléchir plus que n’ont coutume de le faire les garçons de son âge et il constatait avec mélancolie que ces vacances à la campagne s’annonçaient mal. Une gêne lui semblait rôder autour des allées, et il se disait qu’il aurait bien mieux aimé, comme l’année d’avant, passer ses vacances dans leur appartement de Paris qui, pourtant, était étroit et étouffant.

Une cloche retentissante le fit bondir vers la maison. Rouge et essoufflé, il se précipita dans la salle à manger. D’un regard foudroyant, Mlle Piégris, qui déjà était assise, le cloua au seuil.

— Doucement, dit-elle de sa voix aigre. Chez moi, on ne galope pas et on arrive à l’heure. Ressors et entre posément.

Maurice n’avait pas l’habitude d’être traité de la sorte. Il regarda ses parents qui ne le regardèrent pas. Il se souvint de leurs recommandations et, refoulant des larmes de vexation, sortit et rentra lentement.

« Ce garçon doit vous donner bien du tourment, ma nièce, ajouta en manière de commentaire Mlle Piégris. Vous l’avez trop gâté, cela se voit ; du reste, vous avez toujours été faible. »

Elle exprima l’espoir que Maurice avait à faire des devoirs de vacances, et l’opinion qu’un emploi du temps devait lui être fixé. Puis, s’adressant à M. Laval, elle lui demanda s’il occupait toujours le même poste dans le ravitaillement. Sur sa réponse affirmative, elle remarqua que c’était sans péril, mais du reste conforme à son âge, car il n’était plus jeune, et à sa santé, qui était débile, comme elle l’avait fait remarquer à sa nièce quand celle-ci avait voulu, à toute force, le prendre pour mari. Ensuite, très en verve, Mlle Piégris dit du mal de toutes leurs relations communes et raconta d’interminables et venimeuses histoires sur des personnes que les Laval ne connaissaient pas du tout. En même temps, elle surveillait du regard la façon dont chacun se servait et l’appétit de Maurice, qui était bon, excitait visiblement son indignation. Un malaise planait.

Lorsque le déjeuner fut terminé, Mlle Piégris se retira pour sa sieste coutumière, et M. et Mme Laval, avec leurs enfants, gagnèrent les chambres qui leur étaient assignées. La petite Suzanne, fatiguée du voyage, s’endormit dans un fauteuil, et Maurice resta à bâiller en regardant des cartes postales pendant que ses parents causaient à demi-voix dans la pièce voisine. Bientôt leur ton s’éleva, non pas qu’ils se disputassent, mais parce que le sujet de leur conversation les animait. Maurice se leva tranquillement et alla fermer la fenêtre afin qu’on n’entendît rien du jardin.

Au bout d’un instant, son père entra dans la pièce où il se trouvait.

— Tu viens faire un tour dans la campagne avec moi, Maurice ?

— Oui, papa, dit Maurice avec empressement.

Ils sortirent et marchèrent quelque temps en silence, contents d’être ensemble. Soudain, Maurice prit la parole.

— Alors, papa, prononça-t-il gravement, c’est à cause de notre avenir, à Suzanne et à moi, qu’on est venu ici ?

M. Laval sursauta.

— Qu’est-ce que tu racontes, Maurice ?

— Je ne raconte rien. Je dis ce que je sais. (Maurice secouait la tête avec un air sérieux qui le vieillissait.) J’ai bien entendu ce que vous disiez, toi et maman, l’autre soir, et puis tout à l’heure… Même j’ai fermé la fenêtre… Il faut ménager la tante parce qu’elle est riche et que nous sommes pauvres… J’ai bien compris, va ! C’est pour ça que je suis sorti comme elle l’a dit, au déjeuner, et que je n’ai rien répondu. Pourtant, tu sais, j’en pleurais…

Il réfléchit un moment et ajouta à voix basse :

« Alors, c’est si important que ça, l’argent ? »

M. Laval était si surpris qu’il oublia que c’était un enfant qui l’interrogeait ; il exprima sa pensée avec une amertume résignée :

— Quand tu auras travaillé vingt ans de ta vie sans pouvoir amasser un sou pour les tiens, tu ne demanderas plus cela…

Gêné de ce qu’il avait dit, il s’arrêta, puis, s’efforçant de rire :

« Allons, je plaisante. Il faut obéir à ta tante, qui est une excellente personne. Du reste, on est très bien ici…

— Compte sur moi, papa, dit Maurice, avec un air d’homme. Seulement, toi, n’est-ce pas, tu n’en as que pour la semaine de permission, tandis que moi j’en ai pour mes deux mois de vacances…

II

« Quelles vacances ! vrai, quelles vacances ! Ce que j’aimerais mieux être à Paris avec papa ! Ce que j’aimerais mieux être au lycée ! Ce que j’aimerais mieux être n’importe où !… Je peux dire que je compte les jours tant je voudrais que ce soit fini ! »

Seul au fond du parc, Maurice avait parlé haut. Son indignation éprouvait le besoin de s’exhaler. Depuis trois semaines, Mlle Piégris, faisait peser sur lui un despotisme assidu, aigre, injurieux, révoltant.

« Elle est vieille, elle est méchante, continua-t-il à demi-voix. Elle fait exprès de m’humilier ! Elle me déteste et je la déteste aussi ! Quand je la vois arriver avec ses faux cheveux, sa figure jaune, son nez pointu et ses yeux mauvais !… Et elle est tout le temps sur votre dos… On est juste tranquille à cette heure-ci, après le déjeuner, pendant qu’elle fait sa sieste… »

Il resta un instant silencieux et reprit :

« Tout de même, ce que je voudrais entrer dans son salon… Il doit y avoir des choses épatantes. Pourquoi est-ce qu’elle défend qu’on y entre ?… »

Le salon était, au rez-de-chaussée, une vaste pièce dont les persiennes ainsi que les portes restaient soigneusement fermées. C’était simplement parce que Mlle Piégris craignait qu’on ne lui abîmât ses meubles ou qu’on ne lui cassât ses bibelots ; mais Maurice était imaginatif et ce qu’il considérait comme un mystère l’intriguait au plus haut degré et lui inspirait une curiosité grandissante. Il se disait qu’entrer dans la pièce défendue serait en quelque sorte un triomphe remporté sur Mlle Piégris et une revanche de ses mauvais procédés.

Tout en y songeant, Maurice, le long des allées ombreuses, revint à la maison pour prendre un livre dans sa chambre. Il gravit le perron et entra dans le vestibule désert. Son premier regard fut pour la parte du salon. Il tressaillit profondément. La porte était fermée mais la clé était sur la serrure. C’était certainement la femme de charge qui l’y avait laissée car, seule investie de la confiance de Mlle Piégris, elle était entrée le matin même dans le salon.

Maurice eut une hésitation brève, puis rapidement, silencieusement, il alla à la porte, l’ouvrit, retira la clé, entra et referma. Le cœur battant, tremblant de son audace et de son triomphe, tout d’abord il resta immobile. Encore ébloui par le grand jour il voyait mal les choses dans la demi-clarté que les persiennes laissaient filtrer. Ses yeux s’accoutumèrent, il distingua mieux et fut fortement déçu. Il ne savait trop ce qu’il espérait découvrir dans ce salon fermé, mais, à coup sûr, c’était autre chose que ces meubles, ces tentures, ces bibelots en vitrine, ces tableaux et ces glaces. Tout cela n’avait rien de mystérieux ni de passionnant et ne valait pas de risquer la fureur de la tante. C’était un beau salon, voilà tout. Maurice, désappointé, voulut cependant faire le tour de la pièce. L’image d’un vieux monsieur en perruque l’amusa un moment ; la pendule qui, sur la cheminée, représentait la ronde des heures, lui parut curieuse, mais il était pressé de fuir et hâtait ses pas étouffés.

Soudain il s’arrêta. Un tableau accroché très bas l’avait frappé.

C’était un portrait romanesque, de tons pâles et comme vaporeux, représentant une séduisante figure de jeune fille au sourire mélancolique et doux, aux grands yeux bleus rêveurs, aux joues délicates que caressaient les grappes lustrées d’une chevelure noire. Maurice, saisi d’admiration, pensa qu’il n’avait jamais rien vu au monde d’aussi joli. Tous les visages qui, jusqu’alors, lui avaient paru attrayants, soit parmi les jeunes femmes que connaissait sa mère, soit parmi les petites filles que connaissait sa sœur, lui semblèrent soudain ternes et laids auprès de cette exquise beauté dont il ne pouvait détacher ses regards. Lorsque, enfin, la prudence lui fit, avec précaution, quitter le salon il en emporta la clé résolument, se disant que pour la revoir il braverait tous les périls.

De ce jour, Maurice ne désira plus s’en aller, et à toutes les épreuves quotidiennes il opposa une dignité muette. Ces choses n’étaient plus rien pour lui. Il avait son secret et des joies mystérieuses embellissaient sa vie. Chaque après-midi, pendant le sommeil de Mlle Piégris, furtivement il se glissait dans le salon fermé et, devant la ravissante figure inconnue, restait de longues minutes en contemplation, perdu dans des rêves d’aventures romanesques où, pour elle, il se dévouait et mourait en héros…

— Qu’est-ce que vous faites ici, garnement ?

C’était Mlle Piégris. Avisée de la disparition de la clé elle avait, par principe, soupçonné aussitôt Maurice et, ayant sacrifié sa sieste pour l’épier, elle s’était, ce jour-là, cachée dans le salon afin de l’y surprendre. Elle tremblait de fureur.

Maurice, à la voix de sa tante, bondit, mais comment, sous ses yeux à elle (elle, c’était le portrait) paraître un gamin qui a peur ? Il resta calme.

— Je ne fais aucun mal, ma tante. Je viens regarder cette figure qui est si jolie.

— Tu viens regarder mon portrait ? dit Mlle Piégris étonnée.

Maurice recula, bouleversé, se refusant à comprendre. Sa tante ! c’était le portrait de sa tante ! Béant, il regardait la vieille demoiselle et il regardait le portrait. Le prestige de la charmante figure, pour lui, décroissait confusément de toute l’aversion que lui inspirait sa tante et, par contre, cette aversion diminuait pour faire place à une sorte de respect mystérieux.

Mlle Piégris regardait aussi son portrait et, d’une voix qui peut-être tremblait un peu, elle dit pour elle-même :

« Oui, ç’a été moi… »

Mais elle revint bientôt au temps présent. Elle se tourna vers Maurice et probablement avait-elle été flattée de son admiration, car elle lui dit d’un ton doux :

« Je te permets d’entrer dans ce salon quand tu en auras envie. »

Maurice comprit qu’elle lui permettait de venir voir son portrait. Il ne dit pas qu’il en avait maintenant beaucoup moins envie. Il ne dit rien du tout. Il restait profondément stupéfait, étant trop jeune encore pour savoir ce que la vie peut faire de la jeunesse.

Chargement de la publicité...