Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent
CE SOIR-LA…
Ce soir-là, dans un angle du petit salon, terrain neutre, Charlotte Civreuze, assise devant un secrétaire, écrivait. Établi au coin de la cheminée, Georges Civreuze lisait, tout en fumant un cigare. Ayant manqué un rendez-vous, il était rentré dîner chez lui et, après dîner, par convenance et habitude de politesse, il s’était, pour une heure, astreint à rester dans la même pièce que sa femme avant de rentrer chez lui, c’est-à-dire dans l’aile droite du petit hôtel — Charlotte habitant l’aile gauche avec sa mère, qui, impotente, ne sortait jamais de sa chambre.
M. et Mme Civreuze étaient mariés depuis douze ans. Dans ce temps-là, Charlotte avait vingt-quatre ans et Georges Civreuze, — le beau Civreuze, — trente-sept ans. Il était ambitieux et elle était riche. La mésintelligence avait éclaté entre eux dès les premiers jours à cause de questions d’argent, Charlotte ayant, sans en comprendre nettement la portée, redit à son mari, comme venant d’elle, des propos qu’avaient tenus ses parents, bourgeois prudents qui se défiaient de leur gendre. Georges Civreuze, cruellement offensé par les paroles de sa femme, et satisfait peut-être du prétexte, s’était éloigné d’elle avec une détermination inflexible et avait recommencé à vivre comme avant son mariage, apportant cependant une ardeur au travail et une audace aux affaires qui lui avaient édifié rapidement une fortune considérable. Charlotte, si elle avait souffert, ne l’avait pas dit ; elle s’était résignée en tout cas, et, sans bien comprendre pourquoi son mari la délaissait ainsi, elle n’avait jamais cherché ni à se rapprocher de lui, ni à trouver ailleurs une autre affection.
Peu après neuf heures, dans le petit salon, un domestique entra.
— La mère de Madame demande Madame, dit-il.
Charlotte, laissant inachevée la lettre qu’elle écrivait, releva la tablette de son secrétaire et, après un regard vers son mari qui lisait toujours, elle sortit.
Civreuze éprouva un petit soulagement, bien que la présence de sa femme ne l’agaçât même plus. Pendant longtemps, elle avait été pour lui l’image de l’égoïsme inaltérable, de l’étroitesse d’esprit et de la sécheresse de cœur. Il détestait sa figure aux traits un peu effacés sous la chevelure châtaine. Il détestait ses coiffures austères, son manque d’élégance, ses préoccupations assidues d’économie domestique. S’il ne s’était pas séparé d’elle, c’est parce que ses affaires, au début, en auraient souffert et parce qu’il trouvait nécessaire d’avoir un intérieur pour recevoir. Avec le temps, son hostilité et sa rancune s’étaient atténuées et Charlotte n’avait plus eu pour lui la moindre importance.
Il venait d’achever son cigare et quittait son siège pour rentrer chez lui, lorsque, soudain, la tablette du secrétaire, mal fermée, retomba avec violence sur ses charnières. Deux ou trois paquets de lettres se répandirent sur le tapis ; d’autres lettres, également en liasses, restaient à l’intérieur du meuble.
Civreuze, d’un mouvement instinctif, se dirigea vers le secrétaire pour ramasser les lettres. Mais il hésita un moment ; l’idée de se mêler des affaires de sa femme lui était désagréable. Tout à coup, un sentiment le saisit, que, deux minutes auparavant, il n’eût pas cru possible pour un tel objet : un sentiment de curiosité, vague d’abord, ensuite précis et ardent.
Il eut encore une hésitation, puis se pencha, ramassa les lettres et y jeta les yeux. Chaque paquet était d’une écriture différente, mais toutes les lettres étaient adressées à sa femme. Il commença à lire, restant debout ; ensuite, il s’assit et, lorsqu’il eut parcouru les lettres qui étaient tombées, il prit celles qui étaient restées dans le secrétaire. Il paraissait profondément intéressé et de plus en plus stupéfait. Deux fois il s’arrêta, songeur, les sourcils froncés, puis se remit à lire.
Tout à coup, il y eut un bruit léger derrière lui.
— Oh ! mes lettres !… s’écria Charlotte qui venait de rentrer.
Civreuze se retourna vers sa femme. Frémissante, les joues rouges, les yeux animés, elle lui parut plus vivante qu’il ne l’avait jamais vue.
— Vous les avez lues ? continua-t-elle, étonnée davantage encore de l’intérêt que cela témoignait à son égard qu’indignée de l’indiscrétion.
— Oui, je les ai lues, dit simplement Civreuze, sans chercher à expliquer sa conduite. Combien avez-vous donc de filleuls ? ajouta-t-il après une pause.
Elle ne répondit pas.
« Et qu’est-ce que vous leur écrivez donc pour qu’ils vous répondent de semblables lettres ? »
C’était cela qui l’avait ahuri. C’était le ton de ces lettres de soldats. Il y avait des lettres très correctes et bien écrites ; il y avait des lettres d’ouvriers qui cherchent à faire de belles phrases ; il y avait des lettres de paysans presque illettrés, mais toutes se ressemblaient par l’intimité, par l’émotion, par l’affection respectueuse et reconnaissante qui éclataient à toutes les lignes. Il était évident que, pour tous ces hommes qui étaient des isolés dans la vie, les lettres que leur écrivait Charlotte Civreuze étaient ce qu’ils avaient de plus cher. Et ils lui répondaient comme à une amie, comme à une sœur, lui racontant discrètement ou naïvement ce qui leur arrivait et ce qu’ils pensaient, leurs épreuves, leurs tristesses et leurs espoirs. Il était évident que, pour chacun d’eux, elle savait choisir, quand elle-même écrivait, la note juste qui devait le toucher, le réconforter, le distraire.
Civreuze trouvait la preuve de tout cela dans la lettre que sa femme avait laissée inachevée et qu’il venait de parcourir. Était-ce bien cette Charlotte sèche, rigide et en même temps puérile, qui avait écrit ces phrases de gaieté affectueuse, d’encouragement cordial, franc et charmant ? Et Georges Civreuze restait stupéfait de la somme de joie, de confiance, de sympathie qui pouvait émaner de Charlotte. C’était, pour lui, une révélation qui lui causait une surprise, une émotion, une irritation, aussi, au fond de laquelle il y avait une jalousie inavouée et confuse, et la sensation amère qu’il s’était grossièrement trompé sur celle qui, depuis douze ans, vivait à ses côtés sans qu’il l’eût jamais connue.
— Pourquoi celui-ci ne vous écrit-il plus ? demande-t-il tout à coup en montrant un paquet dont la dernière lettre datait de quatre mois.
— Il a été tué, dit-elle à demi-voix.
Elle désigna cinq autres lettres d’une grosse écriture maladroite et ajouta :
« Celui-là aussi… »
Elle était émue. Elle prit les lettres des mains de son mari et les rangea dans les tiroirs du secrétaire.
Entre eux deux il y eut du silence, mais ce n’était pas leur habituel silence d’étrangers en défiance.
Et, tout à coup, Georges Civreuze dit comme pour lui-même, assez bas ;
— Il est trop tard…
Charlotte avait achevé de fermer le secrétaire. Elle ne répondit rien. Ses lèvres tremblaient. Mais elle tourna vers son mari un regard qui voulait dire, que, peut-être, ce n’était pas trop tard si vraiment il comprenait, que ce n’était pas une raison parce qu’ils avaient perdu douze ans pour perdre le reste de leur vie, et qu’ils avaient, jusqu’au bout de leur vieillesse côte à côte, encore le temps d’être heureux.