Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent
L’OTAGE
Mme de Beauchamp, avant de sortir, renouvela ses instructions à la nouvelle bonne de sa fille.
— Vous avez bien compris, Clémence ? C’est une surveillance de tous les instants que j’exige. Vos excellents certificats et la chaleureuse recommandation de Mme de Breuve me permettent d’être assurée que vous êtes, bien que jeune, une personne sérieuse à qui l’on peut, en toute tranquillité, confier une enfant. Mais, je vous le répète, vous devez veiller sur Mlle Solange avec la plus grande attention. Aux Champs-Elysées elle pourra jouer avec ses cousines et avec les petites filles dont je vous ai donné les noms par écrit, mais ayez soin qu’elle ne se fatigue point ; elle est fort délicate. Du reste, mademoiselle est fort sage et fort docile ; elle vous obéira ainsi que je lui ai recommandé… Je puis compter sur vous ?
— Madame peut compter sur moi…
Clémence, jeune personne correcte, de vingt-quatre à vingt-cinq ans, avait écouté dans une attitude de respect attentif et réservé qui satisfit pleinement Mme de Beauchamp.
Dix minutes après, celle-ci s’éloignait en auto vers ses œuvres et ses visites, tandis que la bonne et la petite fille, à pied, s’en allaient vers les Champs-Elysées.
Solange, élégante et fine, grande pour ses neuf ans, marchait posément avec un air suprêmement distingué. Clémence la regardait du coin de l’œil et semblait hésitante. Soudain elle se décida.
— Mademoiselle Solange, on va prendre le métro, dit-elle.
Solange parut étonnée.
« Oui, continua très vite Clémence, qui affectait l’aisance, il faut que nous fassions une course avant d’aller aux Champs-Elysées… »
Solange avait coutume d’obéir à sa mère, qui lui avait dit d’obéir à Clémence. Elle ne protesta pas. Le trajet, compliqué de plusieurs changements, fut long. Enfin elles se retrouvèrent à la surface du sol, mais dans une région de Paris dont l’aspect surprit Solange. Jamais encore elle n’avait vu des rues si sales, des maisons si sordides, ni tant de terrains vagues. Elle se tournait les pieds sur les pavés ravinés, des odeurs la suffoquaient et elle remarqua que tous les gens qu’elle voyait avaient l’air pauvres.
— C’est chez ma sœur que nous allons, dit tout à coup Clémence.
La sœur de Clémence habitait au rez-de-chaussée au fond d’une cour étroite. Un ruisseau azuré indiquait qu’on faisait là de la teinturerie.
Dans une vaste pièce nue, qui sentait la lessive et le graillon, Clémence, suivie de Solange, entra. Une femme en camisole repassait.
Clémence tomba dans ses bras en l’appelant Fernande, puis demanda anxieusement :
— Et Léon, il est là ?
— Pas encore, dit Fernande. Il va arriver. Alors tu as tout de même pu venir ?
— Oui ! tant pis ! Tu penses que j’ai pas vu Léon depuis des mois… je ne pouvais pas manquer sa permission…
— Et ta patronne a bien voulu ?…
— Avec la petite ? Tu es folle ! J’espère bien qu’elle n’en saura rien… Ça en ferait une histoire, j’en ai froid dans le dos… Dame, des places comme ça, on n’en trouve pas, et faut que j’aie des économies pour quand nous nous marierons nous deux Léon… Alors, en revenant, je demanderai à la petite de ne rien dire. Elle n’est pas méchante, autant que j’aie pu juger, seulement un peu pimbêche comme sa mère, mais c’est son éducation qui veut ça.
Appelant Solange elle la fit asseoir.
A ce moment un soldat entra dans la cour.
— Léon ! cria Clémence en se précipitant.
Sa sœur la suivit et, après les premières effusions, les deux femmes conduisirent le soldat dans une pièce voisine ; elles servirent du vin et des biscuits et tous trois se mirent à bavarder.
Dans la grande chambre, Solange, seule, restait immobile sur sa chaise, droite et se tenant bien. Tout d’abord elle ne prit pas garde à de petites têtes ébouriffées paraissant à une porte qui s’entre-bâillait. La porte s’ouvrit tout à fait sur un enclos hideux, tout parsemé de débris sans nom, et que bordaient des masures disjointes. Dépenaillés, des gamins et des gamines, un à un, se glissèrent dans la pièce et entourèrent Solange avec une curiosité qui s’enhardissait.
— Mince de chic ! prononça tout à coup un gamin roux qui était en face d’elle. — C’est-y qu’elle est empaillée ? ajouta-t-il, en portant la main sur l’épaule de la petite fille.
Quand le soldat dut partir, les deux femmes le conduisirent jusque dans la rue, puis Clémence revint vers le rez-de-chaussée afin de chercher Solange qu’elle avait, depuis un temps assez long, parfaitement oubliée.
La grande pièce était vide.
— Où est-elle ! Mon Dieu, mon Dieu, où est-elle ? cria Clémence.
Elle ouvrit la porte du fond. Des rafales de hurlements, un tumulte de bataille, emplissaient l’enclos sordide. Clémence jeta un cri et s’élança. Elle avait vu Solange.
Solange, ligotée des pieds à la tête dans les débris d’un sac à charbon, son chapeau de travers et aplati, ses beaux cheveux pendants, tout souillés de fange et tout pleins de brindilles, était à mi-hauteur d’une échelle chancelante, aux mains de six garnements qui la montaient sur le toit vermoulu d’une des masures, pendant qu’une autre bande, s’élançant à l’assaut, tentait de s’emparer d’elle. La petite fille avait la bouche ouverte et sans doute criait, mais sa clameur se perdait dans l’ensemble des hurlements.
Clémence s’élança et arriva à temps pour soutenir dans ses bras Solange que ses ravisseurs laissaient échapper. Elle l’emporta dans la maison.
Après trois quarts d’heure de soins diligents, Clémence et sa sœur eurent rendu à la petite fille un aspect suffisamment présentable.
— La voilà tout de même à peu près propre, dit Fernande en regardant Solange qui s’était laissé faire sans mot dire.
Clémence secoua la tête et, à demi-voix :
— Oui, mais j’y perds ma place. Comment veux-tu que je l’empêche de se plaindre à sa mère ?… Elle a été battue comme plâtre, cette petite… Et elle n’est pas habituée à ça…
Une demi-heure plus tard, à la nuit tombante, la bonne et la petite fille arrivaient à l’hôtel de Mme de Bauchamp. Clémence observait l’enfant silencieuse et n’osait même lui recommander la discrétion.
Soudain, Solange la tira par le bras.
— Dites, Clémence, supplia-t-elle d’une voix pleine d’ardeur, si je suis sage vous m’emmènerez encore chez votre sœur ? C’était si amusant ! J’étais l’otage. Tout le monde se battait pour m’avoir…