← Retour

Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent

16px
100%

SÉPARATION

Du livre qu’elle lisait distraitement, Hélène Valgan avait levé les yeux.

— Madame Mayville… murmura-t-elle, cherchant à rappeler des souvenirs imprécis, ah ! c’est probablement pour une œuvre… Faites entrer cette dame, dit-elle à sa vieille bonne.

Dans le petit salon silencieux, dont les fenêtres donnaient sur un vieux jardin de Passy, que le printemps rajeunissait, entra une jeune femme en deuil.

— Madame ?… commença Hélène.

— Je suis votre cousine, interrompit la visiteuse. Yvonne Mayville… Vous ne vous rappelez pas ?… C’est vrai que nous ne nous connaissons pas du tout… Pourtant, nous nous sommes vues une fois, je crois, quand nous étions enfants… Maintenant, je viens… parce que je suis trop malheureuse… Mon mari… Pierre… il a été…

Elle ne put prononcer le dernier mot et tomba sur un siège, secouée de sanglots et la tête dans ses mains.

Sous ses cheveux châtains, où il y avait des cheveux blancs, le fin visage d’Hélène avait pâli. Cette douleur ravivait sa douleur à elle, sa douleur pareille, son désespoir que les mois qui passaient ne pouvaient engourdir. Avec un grand effort elle se domina, réussit à ne pas éclater en sanglots elle aussi et, pour la consoler, s’approcha de sa cousine.

Celle-ci releva enfin son visage mouillé de larmes.

— Je ne peux pas… je ne peux pas me calmer, bégaya-t-elle. Je suis trop malheureuse… Pensez, quand j’ai appris la nouvelle !… Il avait été transporté dans un hôpital après sa blessure… Lorsque je suis arrivée, il vivait encore et il m’a reconnue, et puis…

Elle s’interrompit de nouveau, pleurant plus fort et, après un moment, reprit en phrases entrecoupées :

« Nous nous aimions tant !… Nous avons été si heureux !… Et maintenant me voilà seule… c’est affreux… Si vous saviez…

— Je sais, dit à voix basse Hélène.

— Oui, oui, en effet… J’ai appris… Et c’est aussi cela qui m’a poussée à venir… Je suis comme folle… Pensez, il y a quelques jours à peine… Quand je suis revenue, je n’ai pu rentrer dans notre appartement… Non, non, ç’aurait été trop horrible…

J’aurais eu trop peur… Alors, comme je n’ai plus mes parents, j’ai été chez notre vieille tante… Vous savez bien, Mme Breuil !… J’habite chez elle pour le moment… Mais elle est vieille, elle est maniaque, elle est égoïste… Je sens bien que je la gêne, et elle me glace… C’est elle qui m’a rappelé que j’avais une cousine de mon âge — vous. Mais elle m’a dit qu’elle ne vous voyait jamais…

— Je ne vois personne, expliqua doucement Hélène Valgan. Depuis un an et demi, je vis seule ici, avec mes souvenirs… C’est ici que j’ai vécu avec mon mari et je sais que n’importe où ailleurs je serais plus malheureuse encore, je vous assure…

— Oh non, non ! moi je ne pourrai pas ! murmura Yvonne avec un frisson. Je ne pourrai pas maintenant…

Et, après un silence, elle ajouta :

« Pour vous, il y a un an et demi ?…

— Oui, dit Hélène dont les lèvres tremblaient, oui, il y a un an et demi… Et moi je n’ai pas pu voir mon mari une dernière fois… Il est tombé pendant une reconnaissance qu’il commandait. Ses hommes ont voulu le rapporter, mais le terrain, qui était miné, a sauté…

Les larmes étouffèrent sa voix. Yvonne se jeta dans ses bras, et elles restèrent à pleurer ensemble, chacune goûtant un peu d’apaisement à ne plus pleurer seule.


Trois jours après, Yvonne Mayville revint chez Hélène Valgan et y resta plusieurs heures. Le surlendemain, elle lui fit une troisième visite et, désormais, vint quotidiennement. Une amitié grave et douce unit bientôt les deux jeunes femmes, et leur douleur semblable tissa entre elles des liens très forts et chaque jour accrus.

Enfin, comme Yvonne persistait à se plaindre amèrement de la vieille dame atrabilaire et égoïste chez qui elle s’était réfugiée, et qui n’avait pas assez pitié d’elle, Hélène lui offrit de prendre la moitié de son appartement de Passy, très vaste et dont plusieurs pièces étaient vides. Dès lors elles vécurent côte à côte, souffrant moins de souffrir à deux et pour le même motif, et elles éprouvaient l’une pour l’autre une profonde gratitude de cette consolation.

Des mois passèrent ainsi.

Un matin d’hiver, comme Yvonne Mayville, dans sa chambre, achevait sa toilette, elle entendit un coup de sonnette. Puis, peu après, il y eut un cri, un grand cri d’émotion ardente, déchirante, éperdue. Elle reconnut la voix d’Hélène et couru.

Hélène, livide, suffoquait, appuyée au mur de sa chambre. Une carte postale couverte d’écriture était dans sa main crispée.

Yvonne, épouvantée, se précipita.

— Hélène !…

Hélène tourna vers elle des yeux de folle.

— Il est vivant ! jeta-t-elle d’une voix rauque. Oui, André, mon mari !… Il est vivant ! Il est prisonnier ! Il a été, des mois, malade de ses blessures et puis il n’a pas pu écrire ! Il n’explique pas… Il est vivant ! Il est prisonnier mais il est vivant ! Il reviendra ! Je le reverrai !… Tu entends : il est prisonnier mais il est vivant ! Sur cette carte, c’est son écriture ! C’est lui qui a écrit ça !… C’est lui !… »

Elle éclata en un rire sanglotant, dans le délire d’un bonheur si soudain et si poignant qu’il la transfigurait et paraissait faire vaciller sa raison.

« Tu vois, bégaya-t-elle encore, en tendant la carte à Yvonne, tu vois, c’est lui qui a écrit ça ! C’est lui ! Il est vivant ! Il reviendra ! »

Mais Yvonne Mayville, tout d’abord stupéfaite, brusquement avait reculé. Blême, les yeux dilatés, le visage convulsé par une souffrance affreuse, elle restait immobile. Il y eut un lourd silence et, tout à coup :

— Et moi ! cria-t-elle. Et moi !… Oh ! mon Dieu, mon Dieu, et moi ! Pierre ne reviendra pas, lui ! Il ne reviendra pas ! Oh ! je veux m’en aller ! je veux m’en aller !… »

Et, laissant là Hélène qui, absorbée dans sa joie affolée, ne l’avait qu’à peine entendue, Yvonne se précipita vers sa chambre. Elle était si tremblante qu’elle se cognait aux meubles et, tout en préparant sa fuite avec une hâte fébrile, elle répétait :

« Je veux m’en aller… Je veux m’en aller… »

Chargement de la publicité...