Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent
AUTRES HISTOIRES D’A PRÉSENT
LE VIEUX MONSIEUR
Comme la nuit tombait, Chottar, le patron du Lion d’Or, — une petite auberge pauvre sur la place du bourg, — attela sa carriole.
Quand il eut achevé il se tourna vers sa maison, et, assez fort pour être entendu des voisins, cria à sa femme :
— Virginie !… A tout à l’heure ! Je vais voir arriver ces pauvres réfugiés !
De la salle déserte sa femme accourut pour le rappeler.
— Rentre un peu que je te dise un mot.
Et lorsqu’il l’eut rejointe dans le couloir.
« Alors c’est décidé ?
— Bien sûr ! c’est une occasion à ne pas perdre, les affaires vont assez mal… dit-il à voix plus basse.
— C’est justement. Vois-tu qu’on se colle une charge pour rien ? C’est-il bien sûr ce que ton frère t’a raconté ?
— C’est sûr. Dans sa commune il y a des réfugiés du même pays que ceux qu’on envoie ici. Tous ils connaissent le vieux. C’est M. Marthosse qu’il s’appelle et il est très riche. Il a des terres, des fermes, un château…
— Mais ça doit être détruit, tout ça…
— Il est riche tout de même. Et il a été évacué comme les autres et il va arriver ici avec eux… Alors moi, à la gare, je lui offre de venir chez nous. Tu penses, il aimera mieux ça que d’aller coucher sur la paille dans l’école. Mais faut pas que nous ayons l’air de le connaître, de savoir qu’il est riche. Ça, c’est le point important, fais-y bien attention… C’est une histoire à nous tirer d’ennui, je te dis ! Un vieux richard tout seul, en voilà un client ! On l’installe, on le soigne, on le dorlote… Alors, dame, il sera reconnaissant… et comme c’est un Crésus…
— Il n’y a que toi pour avoir des idées comme ça, dit la femme avec admiration. Mais comment que tu le reconnaîtras ? Et vois-tu qu’on sache ?…
— Qu’on sache quoi ? On ne fait de mal à personne, bien au contraire ! On lui rend service à ce vieux. Ça se trouve que c’est un richard, tant mieux pour nous. C’est pas défendu d’être malin. Et quant à le reconnaître, sois calme. Tu penses que je ne lui demanderai pas son nom, mais j’ai son signalement : un grand tout courbé, avec une barbe blanche… J’aurai l’air de le choisir par hasard et comme ici personne que toi n’est au courant… Allons, je file, c’est l’heure…
Chottar sauta dans la carriole et s’éloigna sur la route sombre. La femme ferma les volets.
Il était près de minuit quand elle entendit le bruit de la carriole qui revenait. Elle courut au seuil, une lanterne à la main.
— Je t’en ramène deux, de ces pauvres réfugiés ! cria très haut la voix de Chottar. Éclaire-nous, Virginie, qu’on descende !
Elle obéit et, dans la clarté dansante, vit son mari qui aidait à descendre de la carriole un vieillard maigre, à barbe blanche, incroyablement poussiéreux, enveloppé dans un vaste pardessus. Il semblait épuisé de fatigue et dormait debout, de même qu’un gamin de treize à quatorze ans qui descendit à son tour.
— Par ici, mon vieux monsieur, disait Chottar guidant le vieillard. C’est pas luxueux mais c’est offert de bon cœur. Tu as du bouillon chaud, ma femme ?
Mais le vieillard ne voulait que se coucher et Chottar, avec sollicitude, le mena à la plus belle chambre, pendant que sa femme faisait rentrer la carriole. Le gamin la suivit, et, sans un mot, dans un coin de l’écurie, se jeta sur de la paille où il s’endormit aussitôt.
Les Chottar se retrouvèrent dans leur chambre quelques minutes plus tard.
— Il dort, annonça Chottar à demi-voix. Il a juste pris le temps d’ôter son paletot et il est tombé comme un plomb sur le lit.
— Et tu ne t’es pas trompé ? C’est bien le bon que tu as ramené ? Et le gamin, qui c’est ? Raconte donc !
— A la gare il y avait le maire, les adjoints et du monde. Moi j’ai attendu de reconnaître mon type. Je ne voulais pas m’emballer sur un autre, dame… Il est descendu un des derniers. Alors j’ai crié que je voulais en prendre un chez moi, celui-là parce qu’il était vieux. Ça en a fait un effet ! Ça nous pose, tu sais ; on ne dira plus que nous faisons de mauvaises affaires. Alors le vieux est venu avec moi et le gamin aussi qui l’aidait à marcher. Ça doit être son petit domestique. Et je n’ai pas pu me tromper. Il n’y avait que lui qui répondait au signalement… Du reste, attends un peu, j’ai son paletot… Tiens, regarde dans la poche. Il y a le nom : Marthosse… C’est lui. Notre fortune est faite…
— Et si ça ne lui plaît pas de rester ici ?
— Ça ne se peut pas. Faudrait qu’il soit un monstre d’ingratitude, affirma Chottar gravement.
Le lendemain matin, vers huit heures, Chottar, tout radieux, parut au seuil du Lion d’Or.
Sur la place s’avançait un groupe important en tête duquel marchait le maire, homme solennel, qui aborda l’aubergiste avec une cordialité inhabituelle et chaleureuse.
— Eh bien, monsieur Chottar, comment va notre brave réfugié ? lui dit-il. Nous venons de faire une visite aux autres… Tous n’ont pas eu la même chance que celui que vous avez choisi, mais nos concitoyens rivalisent d’empressement auprès d’eux… Le bel exemple que vous avez donné n’a pas été perdu…
— Ça m’a fait plaisir, dit, à voix élevée, Chottar qui voyait, à la fenêtre du premier, apparaître le visage du vieillard. Ce vieux monsieur, il me faisait peine. Maintenant il restera ici tant qu’il voudra… Des mois, si ça lui plaît ! Ce qui est à moi est à lui ! Je m’y engage ! Canaille qui s’en dédit !
— Et ce qui est noble, continua le maire avec une émotion contenue, ce qui rend plus significatif encore votre geste généreux, c’est que vous avez volontairement, je le sais, choisi, parmi ces pauvres gens, le plus pauvre, le plus abandonné… C’est bien, cela, monsieur Chottar, c’est généreux, c’est délicat. Je suis heureux de vous serrer la main…
Il s’éloigna. Chottar, effaré, s’élança dans son auberge. Le gamin, tout hérissé de paille, sortait de l’écurie.
— Ton patron, qui est-ce ? lui cria Chottar. Le vieux monsieur qu’est là-haut, c’est bien Marthosse qu’il s’appelle, pas vrai ?…
— M. Marthosse ? dit d’un ton traînant le gamin qui s’étirait, — il est descendu à la station d’avant ici où il avait de la famille. Pensez-vous que ce vieux qu’est ici c’est mon patron ? Je l’ai aidé par pitié, oui. C’est le patron de personne… Il a même pas un vêtement à lui sur le dos, tout le monde s’y est mis pour l’habiller… C’est le mendiant qui était devant notre église…