Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent
DANS LE PASSÉ
— Mon mari, mon mari !… Claude Erlande ?… haleta Claire, quand elle entra à l’hôpital. Et elle était si égarée par son angoisse qu’elle ne savait pas qui lui avait ouvert ni à qui elle parlait.
— Il est blessé gravement, mais n’est pas en danger, lui répondit-on. Et on dut la soutenir et l’asseoir sur une chaise, car elle défaillait maintenant en sanglotant.
Lorsqu’elle fut un peu remise, au bout de quelques minutes, on lui permit de monter auprès du blessé. Une infirmière la guida le long des grands couloirs nus jusqu’à la petite chambre qu’il occupait seul.
— Oui, je vous assure, il est déjà mieux, répondit l’infirmière aux questions de la jeune femme… Mais, pourtant, vous comprenez, il ne faut pas vous attendre à le trouver rétabli… Il a une forte fièvre et il délire presque tout le temps… Il vous parle, il se croit avec vous… Voyons, voyons, ne vous émotionnez pas comme cela, continua-t-elle, en voyant combien avait pâli le joli visage de Mme Erlande. Je vous jure qu’on répond de lui. C’est grave, bien sûr, mais maintenant on ne peut presque plus dire que c’est dangereux.
Claire ne répondit pas, elle se hâtait. Elle arriva enfin à la chambre de son mari. Elle entra et dut faire un suprême effort pour ne pas éclater en sanglots en le voyant allongé, enveloppé de pansements, la face tirée, livide, rouge aux pommettes, les yeux clos. Sa respiration était rapide, mais il était assez calme.
— Je vous laisse, chuchota l’infirmière. Ne vous inquiétez pas s’il a encore le délire. Ce n’est rien, soyez-en sûre. Si vous avez besoin de moi, appelez.
Claire s’assit silencieusement à côté du lit, afin que le premier regard de son mari fût pour elle s’il ouvrait les yeux.
Mais Claude Erlande n’ouvrit pas les yeux ; une agitation légère le gagnait et ses lèvres commencèrent à remuer. Claire se pencha pour saisir les mots qu’il balbutiait.
— Oui, ma chérie, nous allons sortir, maintenant qu’il fait moins chaud… Alors tu ne regrettes pas d’être venue ici ? La plage te plaît, n’est-ce pas ? Mais n’oublie pas de prendre un manteau. Si nous rentrons tard, tu pourrais avoir froid.
Claire écoutait, les joues inondées de larmes. Son mari parlait avec cet accent caressant et doux qu’il avait toujours en lui parlant. Elle reconnaissait des mots qu’il lui avait dits du temps de leur bonheur, c’est-à-dire pendant les trois années qui s’étaient écoulées entre leur mariage et la guerre. Elle reconnaissait, esquissé comme une ombre de sourire sur ses traits tirés, ce sourire tendre et gai qu’il n’avait que pour elle et qui donnait tant de charme et de bonté à son visage régulier, énergique, habituellement un peu grave. A le voir ainsi, faible, blessé, inconscient, et avec une seule pensée — elle — veillant au fond de lui, Claire suffoquait d’amour et de douleur. Sans oser le toucher lui-même, elle mit sa main doucement sur le drap comme si c’était un peu de lui.
Elle écouta de nouveau, car il parlait encore, plus vite et plus distinctement.
« Eh bien, ma chérie, tu es contente d’être ici ?… Cela te plaît, Dieppe, n’est-ce pas ? C’est une plage où je venais lorsque j’étais enfant et j’ai voulu te la montrer… Mais fais attention au froid, ce soir… Tu as toussé ces derniers jours… Si nous allons voir la cousine Clotilde nous prendrons une voiture fermée… Je ne veux pas que tu fasses d’imprudence. Je suis trop tourmenté quand tu n’es pas bien… »
La voix de Claude Erlande se fondit en un murmure confus.
Claire, très pâle, les yeux dilatés, le visage crispé, s’était rejetée en arrière et, sur sa chaise, demeurait rigide et muette. Une indicible et insolite souffrance lui tordait le cœur. Ce n’était pas à elle que parlait son mari égaré par le délire, et il ne se croyait pas avec elle. A Dieppe, elle n’était jamais allée avec lui, et la cousine Clotilde, dont elle avait entendu parler, était morte sans qu’elle l’ait connue. Mais Claire comprenait, elle savait, elle n’eut pas besoin de ce nom, Geneviève, que murmurait maintenant le blessé, pour apprendre que Claude Erlande était avec sa première femme, qu’il avait épousée quand tous deux étaient très jeunes, et qui était morte après quelques mois de mariage.
Claire, lorsqu’elle avait aimé Claude, avait tout d’abord été cruellement jalouse de son premier mariage, mais cela datait déjà de plusieurs années et Claude l’avait tant aimée, elle, qu’elle avait fini par oublier.
Maintenant, cette jalousie revenait, atroce. Claire éperdue, frémissante, écoutait son mari parler à cette femme qui était morte, qui était celle qu’il avait épousée la première, qui était celle dont le souvenir, si bref et si lointain pourtant, le captivait à présent.
Soudain, Claude Erlande se tut ; il respira profondément, remua un peu et ouvrit les yeux. Il avait repris connaissance. Un instant, son regard se posa, lucide, sur sa femme. Et dans ses yeux passa une joie intense. Claire y vit resplendir tout son amour pour elle. Il fit un faible petit mouvement pour lui prendre la main et murmura avec un accent de profonde tendresse :
— Ma chérie… Claire chérie… tu es là ?…
Puis, de nouveau, ses yeux se fermèrent, sa tête roula un peu sur l’oreiller, le délire le reprit, et il retourna mystérieusement vers les heures du passé et vers celle qu’il avait aimée tout d’abord quand il était très jeune, car, de sa voix faible, un peu haletante, un peu rauque, mais pleine de tendresse, il recommença :
« Prends bien garde au froid, Geneviève chérie, tu sais que tu es fragile… Si tu veux, dès l’hiver, nous partirons pour le Midi… Tu verras comme nous nous installerons bien… »
Il continua, détaillant, en petites phrases familières et caressantes, cette vie de jadis, cette vie qui était en lui un domaine fermé que Claire avait cru aboli, mais qui n’était qu’enseveli.
Et Claire, penchée sur lui, écoutait, pantelante et crispée, et se demandait si c’était pour elle ou pour l’autre qu’il avait eu le plus d’amour.