Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent
PENDANT L’ÉTUDE
Dans la cour plantée d’arbres étiolés que M. Nestor Bance appelait, dans ses prospectus, le « Parc de récréation » de son institution, les grands, dédaigneux de jeux puérils, s’étaient, en sortant du réfectoire, groupés autour de leur camarade Gaston Fréneuse, rentré de la veille seulement.
Les « grands » de l’institution Bance étaient une douzaine d’adolescents que M. Nestor Bance, habile homme soucieux de ses intérêts, ne contrariait que le moins possible et affectait de considérer bien plutôt comme des relations mondaines que comme des élèves qui devaient, sous son autorité, terminer leurs études. Le prix de la pension était considérable et ils étaient nourris et logés confortablement. Ils pouvaient même, lorsqu’ils désiraient le faire, travailler avec d’excellents professeurs attachés à l’institution, mais M. Bance, dans sa majestueuse bienveillance, ignorait avec résolution la paresse la plus assidue et l’indiscipline la plus incurable. M. Milage, le surveillant chargé de maintenir un semblant d’ordre, avait défense formelle de soulever, pour de tels motifs, le moindre incident. En conséquence, la vie de M. Nestor Bance était paisible et prospère, celle des élèves agréable, et celle de M. Milage le contraire.
Gaston Fréneuse, arbitre des élégances de l’institution Bance, et à qui ses camarades de l’année précédente venaient de présenter quatre nouveaux, discourait avec nonchalance tout en fumant, sans prendre la peine de s’en cacher, une mince cigarette égyptienne.
— Oui, chers amis, je n’ai pas voulu revenir avant la fin d’octobre. J’étais chez mon oncle, dans son château du Poitou, et vous savez que j’adore l’automne à la campagne… Du reste il y avait là un essaim de jolies femmes qui ne voulaient pas me laisser partir… Enfin me voici de nouveau, pour une année encore, — la dernière, Dieu merci ! — dans cette vieille boîte… Et je constate que rien n’y a changé, ni les murs sales, ni les arbres moribonds, ni le père Bance à la mine fleurie, ni l’Essuie-Plume…
— L’Essuie-Plume, c’est notre pion ? interrompit un nouveau, haut gaillard efflanqué, auquel une barbe hâtive, qui croissait parmi des boutons rouges, donnait de la fierté.
— Oui, dit Fréneuse, condescendant, c’est Milage que j’ai ainsi surnommé, à cause de l’état de sa toilette. Et, à ce propos, je dois dire qu’il exagère… C’est une honte pour nous que d’avoir un surveillant à ce point négligé. Son chapeau, surtout, est une infamie. Je frémis en songeant à l’âge de ce couvre-chef innommable… J’espérais vraiment qu’il aurait la délicatesse de comprendre qu’il nous doit quelques égards et qu’il reparaîtrait, à cette rentrée, coiffé avec décence. Il n’en est rien, et je vous déclare que j’ai pris la décision d’intervenir…
— Ne lui fais pas de sales blagues, objecta faiblement un ancien, c’est un brave type. Tu sais bien qu’il nous laisse faire tout ce qu’on veut en étude. Il ne se fâche jamais…
— Je voudrais voir ça, qu’il se fâche ! interrompit Fréneuse. Il n’est pas là pour ça et nous ne sommes pas des gamins qu’on embête… Du reste, c’est un service que je veux lui rendre en le débarrassant de la guenille qu’il a sur la tête… Il est si myope qu’il ne voit pas combien cette chose est dégoûtante, j’en suis sûr… Mais moi je vois, et ça m’écœure. Alors voilà le plan…
Rapidement il leur donna ses instructions, et il avait à peine terminé que la cloche sonna pour la rentrée en étude. Sortant du préau, où il se promenait solitaire, parut M. Milage. Il était jeune, sans doute, mais cela ne paraissait point. Mal vêtu de noir râpé, débile et déjà courbé, il avait une face blême, qu’entourait un poil pauvre, et on ne voyait pas ses yeux à travers les verres épais de ses lunettes pareilles à des hublots.
— Allons, Messieurs ; allons, Messieurs, répétait-il patiemment en attendant que ses élèves consentissent à se diriger vers l’étude.
Il y entra le dernier et prit place dans sa chaire, sur le coin de laquelle il posa son chapeau, qui était, en effet, misérable. Puis il ouvrit un livre vers lequel il pencha ses lunettes. Mais un tel tumulte emplissait la salle que M. Milage, s’oubliant, releva un moment la tête. Au même instant une grosse boulette de papier l’atteignit, puis une autre. Les élèves, séparés en deux camps, échangeaient des injures et des projectiles dont quelques-uns prenaient la direction de la chaire. M. Milage ne dit pas un mot, il n’eut pas le plus léger mouvement de colère ; comme si de rien n’était, il se remit à lire ou plutôt à feindre de lire. Une longue habitude l’avait plié à la résignation, parce qu’il savait bien qu’entre un élève et un surveillant, M. Nestor Bance n’hésiterait pas et renverrait le surveillant. Et M. Milage songeait à un logement indigent où une vieille femme, qui était sa grand’mère, et deux jeunes filles sans beauté, qui étaient ses sœurs et qui étudiaient pour être institutrices, avaient besoin de ses appointements pour ne pas mourir de faim. Et ce jour-là, particulièrement, une grave préoccupation l’absorbait, car sa chaussure était percée et il faisait des calculs pour savoir si, à la fin du mois, il serait en mesure de la faire réparer.
Une recrudescence de vacarme força de nouveau son attention, et ce qu’il entrevit confusément à travers ses lunettes le fit descendre précipitamment de sa chaire. Deux élèves, l’adolescent barbu et un autre à cheveux roux, luttaient sauvagement en se roulant sur le sol.
— Allons, Messieurs ; allons, Messieurs… voyons, vous allez vous blesser, dit M. Milage, qui se pencha vers eux et s’efforça de les séparer, non sans recevoir quelques bourrades.
— Ça y est, il l’a ! cria tout à coup une voix.
Les deux combattants, cessant de lutter, éclatèrent de rire. M. Milage, étonné, se redressa. Il vit Gaston Fréneuse qui s’éloignait de sa chaire en brandissant d’une main un objet noir et de l’autre un canif.
« Mon chapeau ! » s’exclama M. Milage.
Des rires et des huées lui répondirent, Fréneuse avait gagné le fond de la salle, mais M. Milage bondit à sa suite.
« Mon chapeau ! Vous voulez couper mon chapeau, misérable ! Rendez-le-moi ! A l’instant ! Je vous ordonne ! »
Sa voix était tragique ; il tremblait violemment ; ses yeux, à travers les lunettes, lançaient des éclairs troubles. D’une main il saisit Fréneuse au collet, de l’autre il lui arracha son chapeau.
Le tumulte avait cessé. Une stupeur régnait dans l’étude. Un respect naissant environnait M. Milage, grandi par le courroux et qui, de sa manche, brossait le feutre sordide. Fréneuse, ahuri et mortifié, restait immobile.
— Monsieur Fréneuse, reprit sévèrement M. Milage, encore frémissant de l’affreux péril couru, j’ai toujours déployé ici beaucoup d’indulgence et je ne me suis jamais fâché pour des plaisanteries sans conséquence. Mais vous saurez qu’il y a des choses avec lesquelles il ne faut pas jouer.
Il ne s’expliqua pas davantage, et les élèves ne comprirent pas bien que cette chose avec laquelle il ne fallait pas jouer c’était sa misère.