← Retour

Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent

16px
100%

L’ONCLE MORIN

Le soir tombait sur la campagne du Sud-Ouest quand le jeune garçon, sous la pluie battante qui ne cessait pas depuis le matin, arriva au bourg. Il semblait avoir quatorze ans, il était simplement vêtu, en veston et casquette, trempé d’eau, couvert de boue, et si fatigué qu’il ne pouvait plus avancer et changeait d’épaule, tous les vingt pas, la petite valise en toile grise qu’il portait.

Sur la place il hésita et, voyant la devanture éclairée d’un café, il s’y dirigea.

Il entra et cligna des yeux, un peu étourdi par la lumière du gaz, la chaleur d’un poêle, l’odeur du tabac dans la salle étroite. Une dame sèche brodait au comptoir, où dormait un chat gris. Quatre vieux habitués, installés dans un coin, jouaient à la manille avec passion, deux autres étaient penchés sur un jacquet et le patron, petit homme rond, en manches de chemise quadrillée, faisait, en expliquant chaque coup, une partie de billard avec un vieux à barbe grise, coiffé d’une calotte noire et qui fumait sa pipe sans rien dire. Tous regardèrent qui entrait.

— Mande pardon, dit le gamin, en portant la main à sa casquette, c’est pour un renseignement.

Le patron interrompit ses carambolages.

— Quel renseignement ?… T’es pas du pays, je te connais pas… D’où donc que tu viens pour être trempé comme ça ?

— De la ville, à pied, et ça pleut un peu.

Il s’essuya la figure avec son mouchoir et continua :

— Je voudrais savoir où habite M. Morin. A la ville, on m’a dit que c’était ici, au bourg. Est-ce que vous connaissez ?

— Oui, je connais.

Le patron avait réprimé un geste. Il ajouta avec défiance :

— Qu’est-ce que tu lui veux, à M. Morin ?

— Je veux lui parler.

— Bon… Lui parler, c’est bientôt dit. Est-ce que tu crois que je vas donner l’adresse de mes clients comme ça, sans savoir à qui seulement… au premier mendiant venu…

— Je ne suis pas un mendiant, c’est pas vrai ! Et c’est vrai que j’ai à lui parler !…

Le gamin, indigné, était devenu très rouge. Il reprit après une hésitation :

« Et puis, quoi, je peux bien vous le dire, ça m’est égal : je suis son neveu, à M. Morin.

— Hein ? quoi ? qu’est-ce qu’il dit ? Mon neveu ?

C’était l’habitué qui jouait au billard avec le patron. Dans sa stupeur, il avait laissé tomber sa pipe et il regardait le gamin avec effarement.

— Eh ben ! le voilà, M. Morin ! dit, ahuri, le patron en le désignant.

Il y avait eu un mouvement dans le café. L’événement était passionnant. Les joueurs, laissant leurs cartes, et la dame du comptoir elle-même, s’étaient approchés.

— Alors… alors c’est vous monsieur Morin ? dit le gamin… Alors, moi je suis votre neveu, Louis Langlois…

— Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Mais qu’est-ce qu’il raconte ? balbutia M. Morin, qui semblait affolé.

— Louis Langlois, poursuivit le garçon… Vous savez bien, le fils de votre sœur Pauline… Et… et maman est morte…

Il eut un sanglot qu’il réprima et continua très vite, la voix tremblante :

« Alors, je suis venu… Je viens de là-bas… Ben oui, de l’Est où nous habitions… Faut vous dire que papa est mort il y a cinq ans, et maman et moi nous sommes restés parce que la maison était à nous… Mais maman était malade, et il y a eu la guerre. Et maman voulait toujours s’en aller avec moi pour venir par ici… Et puis, elle attendait toujours. Ça l’ennuyait de quitter de chez nous… Et puis, ces temps-ci, on nous a évacués. Faut voir le bombardement et tout… Alors maman… elle était si malade qu’elle a dû s’arrêter avant qu’on soit à Paris… et puis elle est morte… Alors, avant, elle m’avait dit de venir vous trouver, mon oncle, puisque je n’ai plus que vous. Je sais bien que vous avez été brouillé avec papa et maman depuis si longtemps que c’était d’avant que je sois né, mais tout de même maman elle m’a dit de venir… Mais elle savait plus votre adresse. Elle savait seulement que c’était par ici. Alors, quand elle a été enterrée, j’ai été à Paris, et puis de Paris je suis venu par ici… Mais l’argent ça file vite, n’est-ce pas, et puis, pour vous trouver, mon oncle, ça n’a pas été commode ! Enfin, à la ville, à la mairie, on m’a dit que vous habitiez le bourg, ici… Et je suis venu à pied par cette sale pluie. »

Il se tut. Il avait raconté son histoire avec simplicité, s’efforçant d’être bref et de rester calme. Tous l’avaient écouté, étreints peu à peu par un sentiment confus, qu’ils n’auraient pu nommer exactement, mais qui les dominait. Tous, en silence, regardaient cet enfant debout, mouillé, fatigué et tranquille, et qui venait de si loin, d’un là-bas si tragique, et qui avait eu tant de malheurs et tant d’épreuves. Il leur apportait toute la guerre.

— Ah ! mais, j’oubliais, dit-il, tout à coup, voilà mes papiers, mon oncle, pour que vous voyiez bien que je dis vrai.

Il fouilla dans sa poche. M. Morin prit les papiers.

— Écoute donc, mon garçon, commença-t-il d’un air embarrassé, faut tout de même que je t’explique…

Le gamin le regardait en face et haussa les épaules avec un air d’homme.

— Je crois que je comprends, dit-il. Je vois bien que je vous gêne et que vous ne voulez pas me garder. Du reste, je ne suis venu que parce que maman me l’avait dit, et je m’en vais… Je me tirerai bien d’affaire tout seul, vous savez… acheva-t-il en reprenant la petite valise grise qu’il avait posée à terre.

— Non, non, attends que j’explique… recommença le vieux.

Mais une explosion d’indignation de la part de tous les assistants l’interrompit.

— C’est une honte ! un pauvre gamin tout seul, le recevoir comme ça, quand on a de quoi ! Reste ici, mon garçon, on te garde, nous ! On te trouvera de l’ouvrage, et pas au rabais, tu verras ça… Ça serait honteux de te renvoyer ! T’inquiète pas de lui, va, c’est un égoïste, il a jamais aimé que lui-même ! Tu vas dîner, et avant faut te changer, trempé comme tu es, tu prendrais mal…

Ils s’empressaient autour du gamin, et la dame maigre, qui avait été lui chercher une tasse de bouillon, se retourna vers M. Morin et résuma l’impression générale.

— Vieux sans cœur, va !

Mais M. Morin semblait en colère, malgré sa timidité.

— Attendez donc que j’explique, à la fin ! cria-t-il, en élevant autant qu’il pouvait sa voix faible. Depuis le commencement je ne peux pas placer un mot ! C’est pas mon neveu, là ! Je n’ai jamais eu ni frère ni sœur, alors, je n’ai pas de neveu ! Du reste, regardez ses papiers : le nom de sa mère, c’est Morin par M, o, tandis que moi, c’est Maurin par M, a, u. Quand il a demandé Morin, à la ville, comme on me connaît, on l’a envoyé ici. Son oncle, c’est un Morin qui aura habité dans le pays, sans doute…

— Ah, oui ! dit le patron. Je me rappelle maintenant. Au village plus loin, il y a eu un vieux qui s’appelait Morin et qui est mort à l’hospice il y a quatre ans…

Ils se regardèrent tous, ahuris et embarrassés. M. Maurin mit sa main sur la tête du gamin.

— Bien entendu, on lui a dit qu’on le gardait, et on le garde ! Et comme c’est moi qu’il est venu trouver, comme je suis son oncle en quelque sorte, puisqu’il le croyait, eh bien ! c’est moi qui le garde… Et il sera bien… C’est ça que je voulais expliquer, mais vous criiez tous à la fois…

Il y eut une petite gêne, mais le patron prit un air dégagé :

— C’est vrai, ça, on était tous là à se chamailler sans rien comprendre de ce qu’on disait…

— Oh ! si, moi, j’ai bien compris, dit seulement M. Maurin, en s’en allant avec le gamin.

Chargement de la publicité...