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Douze aventures sentimentales, suivies d'autres histoires d'à présent

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PAREILLE…

Dans le quartier Saint-Sulpice, depuis plus de vingt ans, Mlle Anaïs Jubin tenait une très petite boutique où elle vendait, à des clientes aussi effacées qu’elle-même, de la mercerie et de la papeterie, des chapelets et du chocolat, des gants de fil et des livres de messe. On ne pouvait, en la voyant, préciser si elle avait quarante-cinq ans ou soixante ans. Elle était anguleuse et sans sexe dans ses robes ternes, jamais neuves et jamais usées, et les traits de son long visage jaune, ses joues flétries, sa bouche circonspecte, ses yeux lents, ses cheveux incolores et pauvres, n’avaient jamais changé.

Elle vivait seule et très heureuse d’être seule, de n’avoir à s’inquiéter que d’elle-même, de ses économies, des petits plats qu’elle se préparait avec une gourmandise assidue et discrète, de ses meubles dont elle prenait grand soin dans l’étroit logement confortable qu’elle occupait derrière la boutique, de toutes les satisfactions quotidiennes et calculées qui absorbaient ses pensées et qui, depuis longtemps, l’avaient parfaitement consolée de son isolement, si jamais Mlle Anaïs avait été accessible à ce dernier sentiment, chose improbable.

Un tantôt, vers quatre heures, Mlle Anaïs venait de vendre un petit paquet de thé à une vieille dame et elle se préparait à allumer le gaz, lorsqu’elle vit, planté au bord du trottoir, de l’autre côté de la rue paisible, un soldat qui regardait obstinément la boutique. Intriguée, Mlle Anaïs, son rat-de-cave à la main, l’observa. Au même instant, à son étonnement, le soldat traversa la rue et poussa la porte du petit magasin. Il entra, cligna des yeux dans la pénombre qui sentait l’encens et la confiserie, regarda fixement, une demi-minute, Mlle Anaïs, laquelle n’y comprenait rien, dit :

— Bonjour, ma tante !

Et, ouvrant de longs bras, saisit la vieille fille et l’embrassa sur les deux joues.

Mlle Anaïs resta pétrifiée. C’était la première fois, depuis le temps où elle avait été petite fille, qu’un homme l’embrassait. Le « Bonjour, ma tante ! » l’ahurissait.

Le soldat ôta son casque et le posa sur le petit comptoir. Elle vit mieux un visage rond, au teint cuit, au nez pointu, aux yeux clairs et placides, tout éclairés, pour le moment, d’une satisfaction vive.

— Comment que ça va, ma tante ? reprit-il. Éteignez vot’ chose, là, ça va vous brûler !

Mlle Anaïs sursauta et éteignit le rat-de-cave.

« Je suis Joseph Jubin, continuait le soldat. Vous savez, le fils de vot’ frère Firmin. J’étais petit quand il est mort, papa. Y a dix-huit ans, quoi ! Vous m’avez vu alors, en Vendée, où vous êtes venue dans not’ bourg… Vous vous rappelez bien ? Vous m’avez donné une boîte de réglisse et j’ai pas voulu vous embrasser pour. Depuis, on s’est pas vu, pas écrit, et, sans la guerre, probable qu’on aurait continué. Mais, dame, en ces temps-ci, faut se rapprocher entre ceux de la famille, pas ?… surtout quand y a jamais rien eu… Et, pour not’ famille à nous, on est plus que nous deux, puisque maman elle est morte y a sept ans… Faut vous dire que je suis pas marié. C’est pas dans mon genre, de me marier… Alors, comment que ça va, ma tante ? »

Il recommença l’embrassade. Mlle Anaïs la subit, sans y prendre garde. Elle ne savait plus où elle en était. Depuis des années, l’égoïsme l’avait tellement absorbée en elle-même qu’elle avait perdu tout souvenir d’avoir jamais eu un frère, d’avoir encore un neveu, là-bas, en province.

— Alors, vous êtes mon neveu ? dit-elle machinalement.

— V’là mes papiers, dit le soldat, qui crut à un doute. Si, si, regardez-les. Ça serait trop commode, n’est-ce pas, de venir dire aux personnes qu’on est leur neveu… Alors, vous voyez, ma tante, je suis bien vot’ neveu. Depuis le commencement je voulais vous écrire, mais c’était long à expliquer, et j’ai jamais aimé beaucoup ça, écrire. Alors, j’ai arrangé de venir pendant ma permission. Faut savoir que j’ai jamais vu Paris et que c’est une occasion en même temps…

Une petite servante, qui vint acheter une carte postale, l’interrompit.

« Je vois que ça va, vos affaires, constata-t-il, quand elle fut partie. C’est tant mieux ! Moi, j’ai pas à me plaindre. J’ai un petit élevage là-bas, chez nous, et j’ai eu la veine de trouver quelqu’un pour le faire un peu marcher pendant que je suis pas là. C’est un vieux, qui se mangeait les sangs d’être à rien faire depuis deux ans qu’il s’était retiré. Ça va pas comme quand j’y étais, bien sûr, mais c’est mieux que rien, et y en a tant qui ont tout perdu… Ça aurait pu m’arriver et j’aurais pas à me plaindre ! C’est la guerre, hein ! Mais c’est pour dire que j’ai eu de la veine ! »

Il s’arrêta. Mlle Anaïs fit un effort sur elle-même.

— Vous… vous voulez bien dîner avec moi ? mon neveu, proposa-t-elle, en essayant de sourire.

— Bien sûr !

Le soldat semblait surpris qu’il pût y avoir un doute à ce sujet.

« Où donc que je dînerais ? Pas au restaurant, bien sûr ! Jamais je vous ferais ça, ma tante ! Ma permission, c’est pour vous, comme ça se doit ! »

Mlle Anaïs pâlit.

— Et… pour coucher ?… Il y a un petit hôtel bien respectable… commença-t-elle.

Mais il lui coupa la parole :

— Je coucherai ici, par terre, vous inquiétez pas, ma tante ! Je suis pas difficile, et on peut pas faire trop d’économies en ces temps-ci, pas vrai ?

Mlle Anaïs ne trouva pas la force de répondre. Il lui semblait qu’un cataclysme bouleversait sa vie si bien organisée. Elle avait tellement pris l’habitude de songer exclusivement à elle-même, que la seule idée de faire à autrui le plus petit sacrifice lui paraissait monstrueuse. En même temps, au fond d’elle, naissait confusément un sentiment contraire et qui surprenait son cœur sec, un attendrissement vague encore et lointain, en présence de ce garçon qui venait ainsi, confiant en de faibles liens si longtemps oubliés.

Au dîner, pourtant, dans la microscopique salle à manger où ils s’attablèrent face à face, une fois la boutique fermée par le soldat, qui avait absolument voulu s’en charger, une détresse cruelle envahit Mlle Anaïs, à voir son neveu engloutir. Il y avait justement un bœuf à la mode qui devait, comptait-elle, la nourrir pendant trois jours. Il n’en laissa rien, non plus que d’une omelette que la vieille fille, en voyant son appétit, lui offrit presque malgré elle.

Quand il eut son café, il bourra sa pipe, s’accouda sur la table, très à l’aise, et recommença ses explications, avec l’abandon parfait de quelqu’un qui se sent chez lui.

— Alors, en Vendée, pour ma permission, cette fois-ci, j’ai pas voulu y retourner. Fallait que je vous voie, ma tante ; ça, c’était décidé ! Et puis, aussi, vous me ferez voir Paris. Je sais bien que c’est pas pareil qu’avant la guerre, mais, tout de même, c’est Paris…

— Vous n’avez pas été blessé ? demanda tout-à-coup Mlle Anaïs.

— Faut me tutoyer, ma tante ! Moi je vous dis vous, rapport au respect, mais faut me tutoyer. Non, j’ai pas été blessé. J’ai eu de la veine ! J’ai eu un pied un peu gelé l’hiver dernier, mais c’était rien. Et j’ai été enterré par une marmite qu’a éclaté près de moi au mois de juin, mais c’était rien non plus. J’ai eu de la veine ! Dame ! dire qu’on est comme chez soi, ça non ! Mais faut ce qui faut, n’est-ce pas ?…

Il continuait, décrivant avec simplicité ce qu’il avait vu et ce qu’il avait fait. Mlle Anaïs l’écoutait ; elle commençait à l’admirer, le sentant si simplement brave, si modestement prêt à tous les sacrifices ; et chacune des paroles qu’il disait l’arrachait un peu à son égoïsme.

Il coucha sur un lit pliant, dans la salle à manger. Le lendemain était un dimanche. Il se leva de bonne heure et, malgré les protestations de Mlle Anaïs, passa la matinée à laver de fond en comble le petit magasin. Après le déjeuner, dès une heure, ils sortirent tous les deux. Mlle Anaïs, qui n’avait pas quitté la rive gauche depuis des mois, fit des kilomètres sans s’en apercevoir. Il lui donnait le bras et elle en était fière. Il voulut voir des monuments, les Champs-Élysées, les Boulevards. Il entraîna Mlle Anaïs au cinéma et au café, où elle allait pour la première fois de sa vie.

Elle avait fait, pour le dîner, des provisions qui stupéfièrent ses fournisseurs. Elle déboucha une bouteille d’un vin vieux qu’elle avait en dépôt et elle en but elle-même un plein verre, tout en écoutant, avec un intérêt beaucoup plus grand que la veille, les récits que lui faisait son neveu. Mais il avait été ahuri par le mouvement des rues, et bientôt, laissant sa pipe inachevée, il s’endormit sur la table. Mlle Anaïs resta à le regarder, sans oser bouger.

Tant que dura la permission, ils s’entendirent tous deux parfaitement. Mlle Anaïs se sentait une autre ; chaque jour elle s’intéressait davantage à lui. Il restait paisible et confiant, et ce « ma tante », qu’il employait à chaque phrase, faisait maintenant plaisir à la vieille fille, après l’avoir d’abord tant agacée.

Quand il dut repartir, elle le conduisit à la gare. Il fumait sa pipe avec son habituelle placidité, mais, dans la salle d’attente, il fut silencieux, pour la première fois depuis son arrivée, et, quand vint le moment du départ, sans se cacher, il pleura. Il embrassa la vieille fille avec effusion, promit d’écrire, promit de revenir et s’engouffra sur le quai.

Le soir tombait. Mlle Anaïs regagna son petit magasin. Elle remercia la voisine qui l’avait gardé. Elle entra dans la chambre du fond, s’assit sur le lit pliant, respira l’odeur, qui persistait, du tabac. Il lui était impossible de s’intéresser à elle-même. Elle songeait à un paquet qu’elle voulait préparer. Elle se demandait quand elle aurait une lettre. Elle pensait aux périls de la guerre. Ses épaules maigres frissonnèrent… Brusquement, avec orgueil et avec souffrance, elle se rendit compte qu’elle n’était plus retranchée du monde et que, maintenant, comme les autres, elle avait sa part d’angoisse et sa part d’espérance.

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