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Emile et les autres

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LIVRE SIXIÈME
LES AUTRES… ET ÉMILE

1

La Vieille. — Elle n’avait jamais eu de nom et n’avait plus d’âge, lorsque ce sobriquet lui fut attribué avec la complicité des temps.

Dès celui où mon grand-père Cassan vint habiter à Villeneuve-en-Agenois la maison que lui léguait Vidalone Vidal, fille de son grand-oncle Vidal (Calixte), la Vieille était déjà là, protégeant caves et greniers de la gent ratonne, et donnant à téter, comme il lui arrivait deux fois l’an au moins, à une bonne demi-douzaine d’enfants-chats…

Or, la servante, dont mon grand-père héritait en même temps que de la maison, et qui gardait au moins un chaton de chaque portée de la Vieille, lui donnait déjà ce titre, à ce que j’ai appris par la suite.

Car je ne devais naître à ce monde que sept ans plus tard et j’étais déjà en âge de sourire aux jeunes filles quand mourut la Vieille : c’est le plus curieux exemple de longévité que j’aie constaté, sans tromperie possible, chez un animal de cette espèce. Il suffit à nous démontrer deux erreurs nouvelles de nos naturalistes classiques dont un (Buffon), énonce que la durée de la vie, pour les animaux, est en proportion directe — et ceci à peu près absolument — de la durée de la gestation de la mère ; d’autres déclarent : les animaux qui vivent le plus longtemps sont ceux dont les femelles sont les moins fécondes ou portent le plus rarement. On ne sait en vérité où des esprits loyalement résolus à être scientifiques sont allés chercher des rapports ou proportions de ce genre, que tout contredit, à commencer par l’expérience quotidienne d’un humble, ou l’observation élémentaire d’un enfant.

J’en avais pour des ans encore à ignorer en quelle façon les mammifères (dont je suis au même titre que les chats), se reproduisent ; mais j’éprouvais déjà une sorte d’effarement à penser que la Vieille, depuis qu’elle était née et à raison d’une bonne dizaine de petits par an, en avait produit pour le moins « vingt fois gros comme elle »…

Comme il arrive, en pareil cas, aux âmes sans détours et toutes neuves, j’avais fini par en faire presque un mérite à la Vieille, l’admiration pour un tour de force se substituant en moi à la stupéfaction provoquée par les prodiges.

Les prodiges sont certains postulats que les amateurs d’études naturelles établissent quand ils n’ont pas envie d’aller voir les faits de trop près, et qu’ils invoquent ensuite à peu près constamment hors de propos, comme si tout, dans les études naturelles, ne devait pas d’abord se réclamer de la Nature ! Mais on croit faire hommage à celle-ci, en dépit du nom qui l’honore, en laissant entendre qu’elle a du goût pour l’extraordinaire, trouble domaine où naissent pourtant et se fixent la plupart des inventions industrielles et intellectuelles des hommes.

La Vieille mit au monde vingt fois gros comme elle de petits, sans pour cela croire insulter à des ombres glorieuses, et ne devint ombre à son tour que passé le double de la limite d’âge à elle assignée par les compétences.

C’était une créature timide et tendre, d’une remarquable humilité. Elle se montrait volontiers, comme il arrive à tant de chats, en compassion momentanée ou durable avec certaines souffrances des gens de sa maison. Quand j’avais l’âge où certains jeunes hommes peuvent sans trop de mauvaise grâce chagriner celles qui les aiment, cette brute féroce de Golo devenait tendre en leur faveur et leur prodiguait toutes les consolations qu’il savait : ce tigre manqué avait le cœur amolli par une larme de femme… Ce doit être qu’il leur ressemblait.

La Vieille, elle, ressemblait à mon arrière grand-père, au pépé Cassan, et ne s’humanisait guère que sur ses genoux, les rares fois où elle se sentait l’audace d’y grimper. J’ai la conviction qu’il y avait alors entre eux d’immenses bavardages silencieux, une communion de sentiments profonde, ce que j’ai tenté tout à l’heure de signifier par un mot comme compassion, faute de mieux.

2

Pépé Cassan avait ruiné les siens après lui-même, pour avoir conjugué la manie bien innocente de jouer du violon sur les toits, par les nuits de lune (afin d’évoquer les Elémentals), à celle de vouloir accaparer la production de blé de l’Europe, manie beaucoup plus dangereuse, celle-ci, et surtout en un temps où le mot trust, n’ayant pas même été inventé dans le Nouveau Monde, avait encore moins de raison de rien signifier dans l’ancien.

Manies contradictoires, et dont l’une l’avait dégoûté de l’autre, contrairement à ce qui advient à l’accoutumée…

Il renonça à jouer du violon sur les toits dans l’époque même de sa vie où cette occupation, de sa part, eût pu, somme toute, être tenue pour admissible, raisonnable… Ce grand enfant était nonagénaire et la Vieille avait plus de vingt ans… Elle aussi avait cessé d’aller faire à sa manière de la musique sur les toits, les nuits de lune ou autres. Ils avaient atteint tous deux cet âge où la somme des espérances se montre cruellement inégale à balancer le poids des souvenirs, et où, hommes et chats, femmes et chattes, nous n’adressons plus de secrets recours qu’à la grande Amie ténébreuse qui est là pour remettre les choses en place, rééquilibrer la balance en supprimant les souvenirs et l’espérance, ou en renforçant celle-ci sans enlever aucun prix à ceux-là, en nous priant d’avoir confiance en Elle ou en nous invitant goguenardement à nous aller faire pendre ailleurs.

La Vieille mourut comme d’autres entreprennent une série de pensées ou inaugurent un rêve, sans en avoir trop l’air, en s’immobilisant et en se repliant sur elle-même. Ce fut même pourquoi on ne la porta très longtemps que comme disparue. Elle avait tant procréé qu’elle semblait, quand on retrouva son cadavre auprès d’une pile de vieux sacs, n’avoir ajouté que sa propre vie aux innombrables autres dont le monde avait été accru par elle…

Elle était « exténuée », comme l’on dit, un peu au sud de chez nous, des vieux pins saignés à blanc et dont la résine est désormais tarie. Nulle putréfaction. Sa dépouille ressemblait à un sac mince et plat de fourrure miteuse, râpée, qui avait — ô ironie du sort pour les animaux comme pour les hommes ! — servi de gîte confortable à un ménage de souris et à leurs souriceaux aveugles encore…

Ceux-ci furent jetés à l’égout en même temps que la carcasse pelucheuse de la Vieille

Durant les jours qui suivirent cet événement, je fis une assez piteuse figure, à cause de ce massacre d’innocents souriceaux ; les miens s’en inquiétèrent ; mais j’ai toujours eu, du ridicule, un sentiment aigu, et qui m’en a inspiré une inguérissable horreur : il me parut bien plus honorable, puisque j’étais dans l’âge où l’on se doit d’aimer les sourires des filles, de laisser vaguement soupçonner dans mon entourage que je souffrais d’une passion contrariée.

3

Roussotte. — Des innombrables descendants de la Vieille, une seule chatte demeurait dans la maison, les autres ayant été sacrifiés aux nymphes du Lot ; ou bien, n’ayant pas été soupçonnés, ils s’étaient offert la fantaisie de récupérer l’état sauvage, tout au moins vagabond.

Ce fut un peu par hasard que la Roussotte tenta de franchir, dans son monde, l’étape, telle que l’a définie M. Paul Bourget ; fille d’une misérable et touchante pauvresse, elle était devenue le jouet de deux petits enfants très gâtés et très capricieux ; elle dédaigna la chasse aux rats et connut l’usage des lits et des fauteuils… Une pimbêche, dans le fond, et une mijaurée !

Mais elle était bonne mère, même avec les petits des autres chattes, et je lui en garde beaucoup de tendresse.

Quand elle devint « sale », ce qui n’est permis qu’aux hommes et aux chats vagabonds, il fallut bien se débarrasser de cette parvenue, de cette personne qui s’était cru trop tôt permis l’abord et la fréquentation des lits et des fauteuils.

Un client campagnard de mon grand-père lui dit qu’elle ferait parfaitement son affaire, car elle avait l’air d’être bouno ratairo

Mon grand-père, qui était un ironiste, lui expliqua qu’elle avait en effet toutes les caractéristiques de la parfaite pourchasseuse et destructrice de rats, et qu’elle tenait cette physionomie de sa mère, laquelle avait été connue et tenue pour la meilleure ratairo de l’arrondissement.

Ainsi, à franchir l’étape quand on n’en est pas digne, perd-on des qualités sans en acquérir d’autres, et devient-on une sorte de néant sans intérêt pour soi-même et pour les autres êtres. Mais Roussotte n’était pas de notre race, et elle eut du moins le mérite de me prouver quelques réalités que je tenais pour des légendes, et que je tiendrais pour telles à ce jour encore, si cette pimbêche ne me les avait démontrées.

Emportée dans un panier clos au lieu dit Romas par le client de mon grand-père, lieu distant de trois bons kilomètres de chez nous, elle s’était réinstallée dès l’aurore du lendemain sur notre seuil, le ventre au soleil, et pleinement contente d’elle-même, à la façon des gens qui accomplissent des miracles sans se douter qu’ils ont ce pouvoir-là.

Miracle pour nous, et qui se renouvela par trois fois. Après quoi, le client fut découragé et mon grand-père ému. Et la mijaurée acheva paisiblement sa vie en notre maison. Miracle pour nous que ce don d’orientation des animaux, puisqu’il force notre intelligence et notre raison à admettre chez certains d’entre eux des sens que nous ne pouvons définir ou nommer qu’à l’aide de niaises pétitions de principes, ainsi que je viens de le faire moi-même.

Qu’est-ce que nous savons ? Les chats « entendent » peut-être les lignes et les couleurs, « touchent » la chaleur et « goûtent » la lumière ; cela expliquerait ce nom de « petits sphinx » que tant de leurs plus intelligents amis leur ont donné et ces attitudes qui parfois, quand nous les regardons attentivement, font trébucher nos pensées comme des ivrognesses dans une nuit noire…

Je n’ai rien éprouvé de plus déconcertant pour mon amour de connaître et d’y voir clair avec des mots (tout récemment, dans une calme maison provinciale), que le spectacle d’un gros chat, choyé et gâté, qui, couché jusque-là devant un beau feu de corsier, se leva soudain, hérissa ses poils, et s’en fut dans un coin sombre cracher au visage du vide.

Il n’y avait là que moi à m’occuper, dans l’ordinaire de l’existence, de travaux d’imagination et de pensée, travaux qui font suspecter, parfois non sans raison, les sensations les plus sincères de ceux qui ne se veulent pas ou ne se connaissent pas d’autre métier sur la terre… Mais j’affirme que le gentilhomme-campagnard, le député et deux charmantes femmes, avec qui je perpétrais ce soir-là un petit poker honnête, se sentirent froid dans le dos, comme s’ils étaient devenus poètes tout à coup…

On parla spiritisme (ce qui d’ailleurs n’était indiqué par les événements en aucune manière)… Et l’on ne joua pas plus avant au poker.

4

La Jaune et la Blanche. — La Jaune et la Blanche, si je parle ici d’elles, c’est que, données dans les mêmes conditions que la Roussotte, elles ne revinrent jamais chez nous. En fait de personnalité, elles ne montrèrent que celle de ne pas me reconnaître ou de me dédaigner, et de témoigner ce dédain ostensiblement, les fois où il m’advint de les rencontrer en leurs nouvelles demeures.

La Jaune eut un malheur.

Un jour qu’elle somnolait sur la grand’route, en face de la maison de ses nouveaux maîtres, la roue d’un muletier qui dormait sur son bros (on sait que c’est là l’essentiel, et comme la noblesse du métier de muletier, entre deux auberges) lui passa sur le corps et la laissa presque aussi plate que l’était la Vieille quand on la retrouva morte.

Contrairement à toute prévision, elle survécut, après avoir durant des semaines promené un pitoyable arrière-train de paralytique.

Elle guérit pourtant, à la longue, mais n’enfanta plus dès lors que des chatons morts ; elle était touchante à la regarder les lécher désespérément, comme acharnée à les ranimer ; mais, avec le genre humain, elle était devenue méchante et c’était toute une affaire que de lui enlever ses pitoyables rejetons. Ses maîtres durent se résigner à la supprimer. Il faut craindre beaucoup des gens qui ont eu des malheurs et des vieux poètes qui ne sont plus créateurs que de poèmes mort-nés.

5

Pierrot, lui, était un drôle de bonhomme ; un rustique, mais un malin. Il connaissait le secret de toutes les serrures, et seuls les moyens matériels lui manquaient pour ouvrir une porte de buffet fermée à clef.

Il vivait à Jolibeau, en cet endroit où je parvins un soir à capturer Noctu[6] dans un remous des bas-fonds du ciel. Il avait l’air blafard et hagard de l’amoureux de Colombine, et c’est là, sans doute, ce qui lui avait valu son nom, mais je ne crois pas avoir jamais connu un animal aussi intelligent que lui. J’emploie cette épithète dans son sens fort, et strictement comme s’il s’agissait d’un de mes semblables. Il comprenait de manière incontestable d’assez subtiles nuances dans l’expression des physionomies humaines, et, plutôt sauvage à l’ordinaire, s’empressait de sauter sur mes genoux si je simulais une silencieuse douleur.

[6] La Chauve-souris.

Il donnait aussi l’impression de savoir compter et d’effectuer divers raisonnements élémentaires, notamment quand je lâchais en terrain clos et en sa présence quelques-unes de mes souris. Sa tactique et sa stratégie différaient du tout au tout selon que les souris étaient plus ou moins nombreuses.

Il ne jouait d’ailleurs pas avec elles pour les martyriser puis s’en nourrir, mais simplement pour les réduire à sa merci, comme pour se prouver à lui-même son adresse. Il les immobilisait sous ses pattes antérieures et ne témoignait aucun regret quand je les lui enlevais pour les replacer dans leur cage, — intactes.

Un artiste. Un étrange bonhomme, je vous dis ! Ainsi il adorait la salade bien vinaigrée… Vous imaginez ce qu’on pouvait penser de lui dans un pays où l’on appelle une platée de viande ou un fastueux rôti « une salade de chat » !

6

Kiki vivait vers la même époque, mais « en ville », comme nous disions dans notre famille, par opposition avec la maison déjà campagnarde de Jolibeau.

Kiki, physiquement, ressemblait comme un frère à cet Emile qui, durant que j’écris, ronronne à mes pieds ; mais, moralement, quelle différence ! Un mauvais sujet… un don Juan de bas étage ! Et, avec cela, fourbe, gourmand, voleur.

Ma grand’mère l’appelait le Coureur et — pauvre chère femme, si pieuse et sainte ! — elle passait de bien cruels moments, quand il disparaissait, vers février, pour aller « faire carnaval avec le diable », comme on dit chez nous des chats dans la saison pré-printanière de leurs amours.

Ma grand’mère avait cependant une affection particulière pour cet agneau égaré ; dans les discours qu’elle lui tenait, après l’avoir maintes fois cru perdu, corps et biens et moralement en outre, son indignation dissimulait mal une infinie tendresse. Ce chat magnifique, coiffé de stricts et quasi virginaux bandeaux noirs, — à la Cléo, comme on disait alors… — revenait affamé, sordide, les oreilles déchiquetées, traînant sur lui comme l’affreux relent de tous les péchés du monde.

Il n’y avait pas que ma grand’mère à s’inquiéter de lui : il y avait encore Mitte, sa mère à lui…

Quel obscur instinct avertissait celle-ci du retour de l’enfant prodigue, dans la nursery où, vers cette époque, elle s’occupait déjà, presque toujours, d’autres bébés ? A peine ma grand’mère avait-elle crié triomphalement : « Le voilà ! » que Mitte apparaissait, comme si son cœur et ses sens plus affinés que les nôtres avaient discerné à distance, le long des trottoirs ou des gouttières, l’approche feutrée du mauvais sujet.

Alors, elle lui parlait doucement, léchait ses plaies, lui faisait sa toilette… Et l’on put, plusieurs printemps de suite, assister à l’effarant spectacle de ce voyou de deux ans ou plus qui revenait téter sa maman ravie…

— Au fond, disait ma grand’mère, il n’est pas si mauvais qu’il en a l’air…

7

Emile, encore. — Que d’autres histoires j’aurais à conter ! Est-ce par peur d’importuner que je me borne ? N’est-ce point plutôt par une sorte de pudeur de parler de moi, tant ces charmantes et moelleuses vies me semblent se mêler à la mienne ?…

Regagnez le paradis des bêtes, petits disparus à quatre pattes que je m’honore d’avoir compris et chéris. Tous les humains qui vous ont aimés connaissent à propos de vous des faits et des traits encore plus émouvants et personnels que ceux que je pourrais raconter encore.

Adieu donc, ou au revoir, Nique, petite siamoise qui étranglais tes enfants quand ils n’étaient pas les fils de Sim, ton mari légitime ; et toi, Poupée, qui prenais les tiens pour des jouets, et les détruisais à force de t’amuser d’eux, comme si ton nom avait influé sur tes goûts ; et toi, Golo-le-Tigre qui, gavé comme un seigneur, refusais les plats que tu adorais pour voler ceux dont tu faisais fi, quand ils étaient offerts par nous…

Ces bêtes-là sont comme nous autres… « Aucun chat ne ressemble à un autre chat », et, je le répète, il en est parmi eux à propos desquels on ne saurait parler de manque de franchise, d’ingratitude, etc. Celui qui somnole à mes pieds n’est que fidélité et loyauté.

Je l’appelle :

— Emile !

Il me regarde bien en face et miaule avec une tendresse enrouée. On ne saurait dire de lui qu’il est un félin de luxe. Il est important par la taille, plaisant par l’embonpoint et confortable par la fourrure, mais il n’a rien de rare, louche quand il rêve et offre à mon observation un angle facial aussi dénué d’importance que celui d’un cochon d’Inde. C’est peut-être parce qu’il a un sentiment très exact de sa piètre valeur qu’il se montre, dans l’ordinaire de l’existence, humble, tendre, — et d’une scrupuleuse honnêteté.

Sa joie, lorsque je le nomme et que je lui parais avoir des loisirs, c’est, éveillé de son perpétuel demi-sommeil de vieux chat, de prendre des poses d’enfant gâté… Puis, s’étant étiré, il grimpe le long de mon bras et va s’installer — tour-de-cou au bruit de rouet ou de bouilloire, dit Tristan Derème — sur mes épaules qu’il pétrirait sans jamais se lasser, voluptueusement, surtout si je voulais bien le véhiculer et lui faire faire une petite promenade d’une pièce à l’autre…

Personnellement, je me lasse de ce jeu assez vite, mais, quand je sacque Emile, j’éprouve presque du remords, tant il me semble reconnaissant de l’honneur que je lui ai fait.

Il n’a jamais volé, jamais griffé, jamais mordu ; et, avant d’attaquer son repas, il manifeste un véhément désir de se voir confirmer que c’est bien pour lui. Il faut que quelqu’un de nous lui porte son assiette sous le nez, encore, avant qu’il se risque, voyons-nous que ses yeux verts nous interrogent.

Une nuit qu’une panne d’auto nous avait retenus à la campagne, se sentant affamé, il développa, dans l’office, le paquet qui contenait son repas du soir, en mangea une bouchée, puis, pris de scrupules ou terrifié de son audace, il alla se cacher dans le sommier d’un lit, d’où il ne sortit qu’au bout de quelque vingt-quatre heures, et comme nous commencions à le pleurer…

C’est à coup sûr un chat d’origine très modeste… Bien que devenu nouveau riche dans son monde, il manifeste sa mauvaise humeur à la façon des pauvres honnêtes, en allant bouder ou grogner tout seul dans un coin. Quand il nous suivit, Pierre et moi, le long de la rue Falguière, sa toison contenait des poux de poules, ce qui m’oblige à croire — les poux des gallinacés ne vivant qu’un temps infime dans les toisons des mammifères — qu’il était né et avait été nourri jusque-là, chichement et sévèrement, dans l’arrière-boutique d’une marchande de volaille ou d’un rôtisseur du quartier.

Ce n’est pas sans préméditation que je montre ici un chat en face d’une pâtée.

Jamais vous n’en verrez aucun se comporter comme son voisin, à la différence des chiens d’un même chenil ou d’une même maison.

Avec l’âge, Emile est devenu à la fois difficile et sobre. Il aime les caresses à la condition de les rendre, le feu et le sommeil. Jadis, il a été un étonnant chasseur ; maintenant, il ne regarde même plus les moineaux qui viennent sur mes fenêtres.

Mais, contrairement à ce qui advient pour la plupart de nos familiers, il s’intéresse vivement à tous les quadrupèdes qui passent sous les fenêtres de mon rez-de-chaussée, converse avec eux, chien ou chat, et, quand il le peut, leur témoigne une sympathie touchante. Il n’a aucune jalousie et cela doit se sentir si bien, dans le monde de ceux qui vont à quatre pattes et la tête penchée vers le sol, que jamais un chien ne lui a dit de sottises…

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