Emile et les autres
PRÉFACE
DE L’AMITIÉ ET DE L’ÉTUDE MAL ENTENDUES
DES ANIMAUX
Je reçois constamment des lettres : « Vous qui aimez les bêtes… »
J’y réponds rarement, parce que je n’aurais plus le temps de m’occuper d’autre chose, et qu’elles dénotent, huit fois sur dix, une étrange inintelligence du but que je poursuis en faisant paraître de petites études naturelles, comme Vie de Grillon ou la Chauve-souris.
Tranchons le mot, soyons cyniques : j’aime les bêtes d’une façon intéressée, pour la joie que me valent l’observation et l’expérimentation exercées à propos d’elles, en savant d’occasion, donc en égoïste, et non pas, en la plupart des membres de la Société protectrice des animaux… Certes, j’approuve de tout cœur cette Société et la loi Grammont ; j’ai envie d’étrangler, aussi bien que le roulier qui brutalise ses chevaux sous l’influence d’un coup de vin, le charcutier qui pratique la vivisection intensive sous prétexte d’inspiration scientifique…
Mais…
… Mais je connais une charmante vieille dame qui, jusqu’à sa mort, a juré de porter, éternellement fixé à son poignet par un bracelet de cuir, le portrait sous médaillon d’un caniche qu’elle perdit il y a eu vingt ans aux pommes.
J’en sais une autre, — celle-ci beaucoup plus jeune, ma foi ! — qui va chaque mois au moins orner de fleurs la tombe d’un bull dans le cimetière canin d’Asnières, où il dort son dernier sommeil…
Tant pis pour moi si l’on m’en veut de protester contre de pareilles marques d’affection ! J’estime que, s’il faut aimer les bêtes, qui sont, en effet, infiniment aimables, il faut aussi que notre intérêt pour elles soit digne de nous et qu’il soit surtout — ce dont le prétendu ami des bêtes ne semble guère, à l’accoutumée, se douter — digne d’elles.
Par exemple, il est entendu que, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, c’est le chien. Soit ! Mais pourquoi ne pas transposer, quand il s’agit d’animaux domestiques ? Pourquoi ne pas dire : ce qu’il y a de plus mauvais dans le chien, c’est l’homme ? Le malheureux toutou, auquel nous devrions, par convenance pour nous et par amitié pour lui, concéder une valeur plus désintéressée, ne nous plaît en général que dans la mesure où il flatte notre orgueil, ou quelque autre de nos défauts.
Ainsi, les caresses serviles qu’il octroie si volontiers aux bipèdes permettent aux plus misérables de ceux-ci de posséder un serviteur et un courtisan. Mais il y a pire : ces pauvres bêtes, façonnées depuis des millénaires par une hérédité d’esclavage, parodient les tares (ou les vertus, mais c’est moins fréquent !), les allures et jusqu’aux grimaces de ceux dont elles ont fait leurs dieux Lares. Elles reflètent fidèlement, avec une facilité déplorable, celles des manies, ceux des tics, ceux des instincts qui nous sont les plus coutumiers. Je commenterai plus loin l’histoire de deux chiens que j’ai connus dans mon enfance : le dogue du boucher du coin ressemblait, museau et caractère, à son patron. Pourquoi ? Parce que celui-ci cultivait sa férocité et son goût professionnel de l’odeur du sang, ceci sans le savoir, peut-être, mais un peu comme Dieu fit quand il nous créa à son image (flatteur pour lui !)… Cependant, la levrette de la gentille modiste d’en face sautillait tout le long du jour sur le trottoir avec une coquetterie un peu niaise et tellement jumelle de celle même que sa patronne pratiquait !
Et le boucher du coin disait de son gros chien camus :
— Un travailleur, messieurs… et un gaillard !
Et la modiste d’en face disait de sa grêle chienne au museau pointu :
— Un amour, et si sensible, mesdames !
Ainsi n’admiraient-ils qu’eux-mêmes dans leurs frères inférieurs, ou prétendus tels. Une admiration de ce genre me semble, à le déclarer net, aussi peu flatteuse pour l’être humain qui l’éprouve et la chante à tout venant que pour l’animal qui la subit.
Il est vrai que ce dernier n’en peut mais. Et, « en l’espèce », je juge que, dans le cas du boucher et du bouledogue, de la modiste et de la levrette, les « frères inférieurs » n’étaient pas nécessairement ceux qu’on aurait cru pouvoir désigner de prime abord, sans hésitation possible.
La Science ne va plus aujourd’hui jusqu’à décider péremptoirement que l’homme descend du singe ; elle transige et explique que l’homme est un singe qui a réussi. Je me suis attiré toutes sortes de foudres pour avoir énoncé qu’il fallait aller plus loin, que l’homme était un singe qui avait mal tourné, — puisqu’il avait été obligé d’inventer le feu, et réalisé par la suite diverses autres conséquences du « Progrès » qui rendent les guerres et l’existence actuelles, la mort et la vie, si séduisantes dans leur ensemble…
Mais tenons-nous-en aux toutous. Car il en est aussi de « progressistes », ou plutôt de « perfectionnables ».
On dit d’eux qu’ils sont de luxe. Je les considère plutôt comme des loups qui ont mal tourné ; ceux-ci, par notre faute, ont partagé le mieux, presque à l’égal de nous, la male-chance des hommes par rapport à la chance, — relative, car tout est relatif ! — des singes et surtout des grands anthropomorphes…
A la vérité, ce qui fait le mérite des bêtes, c’est la valeur de l’intérêt que nous leur portons ; mais il ne faut pas les aimer bêtement, anthropomorphiquement : il faut les comprendre.
Ceci, au point de vue intellectuel.
Et, au point de vue moral : il faut que nous fassions tout pour que ces esclaves, qui ne sont esclaves que par notre faute, restent auprès de nous aussi rapprochés que possible de ce qu’ils seraient si nous n’existions pas.
Voilà, je crois, la vraie maxime de ceux qui s’intéressent aux bêtes autrement que d’une façon « anthropomorphique » et sensiblarde.
Je me souviens d’un jour de l’hiver dernier, où, près d’une fenêtre provinciale, je relisais je ne sais plus quelle page féroce, splendide (et cependant moins hallucinée qu’à l’ordinaire) de Mirbeau. Or, voici qu’à quelques pas de la maison maternelle, sur le trottoir, retentit soudain un miaulement lamentable.
Je regarde : c’était un malheureux chaton, sous la pluie, dans la boue ; un affreux petit animal, maigre, affamé, égaré. Et moi, je croyais comprendre très bien tout ce que son miaulement éperdu contenait de détresse. Je croyais comprendre… Que dis-je ? Je traduisais à mesure :
« Je suis terrifié, j’ai faim, j’ai froid… Je n’y suis pour rien, ce n’est pas de ma faute !… Si les hommes n’avaient pas domestiqué mes ancêtres, je serais déjà capable, même si petit, de chercher ma pitance dans quelque fourré lointain. Mais je suis dans la ville où il m’a fallu naître, devant ces divinités qui disposent de tout et qui vont certainement encore me chasser à coups de bottes ou de balai. »
Comme pour confirmer les sentiments que mon imagination prêtait à la bestiole (mais mon imagination s’égarait-elle beaucoup ?), une voisine s’écria :
— Il est encore là ?… C’est celui qui, ce matin, maraudait dans ma cuisine !… Sale bête !
Le petit chat miaula plus fort, supplia, ce qui parut irriter davantage encore la commère. Elle cria tant et si bien que son mari surgit sur le seuil…
— Flanque-lui donc Ravachol aux trousses ! glapit-elle.
L’homme eut un bon gros rire, siffla, puis :
— Au chat, Ravachol, au chat !
Un chien, un superbe berger alsacien (?), accourut… « Au chat !… » Ça ne traîna pas : deux ou trois bonds joyeux, un coup de mâchoire, — crac !… — et il n’y eut plus sur la chaussée, sous la pluie, dans la boue, qu’une petite boule de fourrure grise et sale qui gisait, les reins brisés, avec une fine langue rose recroquevillée aux bords des gencives brunes et des dents blanches. La femme montra un visage épanoui, triomphant : l’homme eut de nouveau son bon gros rire placide ; le chien revint vers ses Dieux Lares, satisfait, avec des aboiements victorieux, fit le beau, reçut des caresses… (Oui, Mirbeau eût admirablement conté cette histoire-là !)
C’était pourtant un bon chien… C’étaient pourtant de braves gens…
Non, sous aucun prétexte, il ne faut aimer les animaux en ce qu’ils nous rappellent de notre propre nature : tout esprit clair et débarrassé des préjugés ordinaires sait que nous risquerions d’apprécier presque uniquement en eux les sentiments que les moins intéressants de nos semblables ne constatent pas sans inquiétude dans leur propre cœur.
Il faut comprendre ce que le Pauvre des pauvres appelait, en ses Fioretti, l’adorable Sainteté des Bêtes. Les bêtes ont leur sainteté, que je nommerai, moins dévotement, leur dignité. Mais qu’est la dignité d’un animal domestique (oh ! non par sa faute, encore une fois !), à côté de celle d’une bête sauvage ? C’est à l’état sauvage que doivent, des ans et des ans, ceux qui prétendent chérir leurs frères inférieurs, les observer.
Les observer, oui, car on ne chérit véritablement pas une créature, quelle qu’elle soit, que l’on n’a pas longtemps observée et comprise. Il faut voir les animaux à l’œuvre, à leur œuvre ; et non à la nôtre — car, lorsque notre collaboration leur fait défaut, l’œuvre, je vous prie de le croire, n’en est pas moins belle et noble pour cela.
Quant aux « petits chienchiens à leurs mémères », ils ne seront jamais, d’ailleurs, — en plus sympathique généralement, — que les caricatures de ces dames.
Mais je n’aime plus guère à m’occuper d’humaine et surtout de féminine psychologie.