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Emile et les autres

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LIVRE TROISIÈME
INDIVIDUALITÉ ET PERSONNALITÉ

1

Aux difficultés que présente l’abord de la psychologie animale (et il demeure bien entendu que j’emploie ce mot de psychologie par paresse, commodité ou faute de mieux), s’en adjoint donc une nouvelle, dont il me semble qu’on ne s’était pas encore suffisamment méfié : croyant étudier une bête familière, c’est encore de nous que nous nous occupons, comme reproduits et réédités à sa manière, caricaturés, — ou embellis.

Nous ne nous sommes débarrassés de notre naïf anthropomorphisme que pour devenir les jouets de nos objets d’étude, qui nous bernent sans le vouloir, en versant eux-mêmes, à leur façon, dans un anthropomorphisme instinctif.

Autre conclusion assez troublante à ce que j’ai tenté de dégager jusqu’ici : cette personnalité, cette différenciation d’être à être d’une même race qui rend précaires les bases de toute psychologie, mais sans laquelle il ne serait plus de psychologie possible, ne devient-elle pas dès lors illusoire ?

Il est sûr que, si les animaux qui nous approchent ne témoignaient d’une personnalité propre que dans la mesure où ils obéissent à la loi d’imitation, il n’y aurait plus lieu de parler du caractère propre à tel chien ou à tel chat ; et, par un chemin détourné, nous les ramènerions à cet état de machines où, d’autorité, les a relégués Descartes ; ils ne seraient plus des automates, mais des appareils enregistreurs, et la psychologie animale en serait, une fois de plus, simplifiée, certes, et éclaircie, mais bornée aussi à un point qui offense la raison.

2

Chez le dogue bordelais du boucher, comme chez la levrette de la modiste, comme chez la plupart des chiens, des chats, des animaux du foyer, de l’écurie, des étables et même de la basse-cour, il y a une personnalité naturelle qui continue de vivre et de se développer à côté de la personnalité occasionnelle ou de pastiche.

Je disais tout à l’heure qu’un bon chien, un chien honnête, peut être la propriété d’un bandit… Kroumir, le chien du vieux Piocq, un chemineau qui vagabondait jadis entre Dax et Mugron-en-Chalosse, imitait (personnalité occasionnelle) les allures louches et sournoises de son maître, se faufilait au long des venelles, chérissait l’approche de la nuit et de passer inaperçu, était à la fois piteux, arrogant, et, en outre, sale et puant comme le Piocq lui-même.

Mais, alors que Piocq passait, à juste titre, pour un fieffé maraudeur, Kroumir, dans les instants où il travaillait pour son compte, faisait preuve d’une amabilité modeste et d’une scrupuleuse honnêteté ; jamais il ne serait entré qu’on ne l’y eût dûment convié dans la cuisine où les servantes de mon oncle préparaient les repas, toutes portes et fenêtres ouvertes sur la rue qu’illuminaient les beaux soleils d’août et de septembre. Il apparaissait sur le seuil, et s’arrêtait là humblement, avec de légers frétillements de queue et des yeux qui parlaient (personnalité naturelle ou, tout au moins, effets d’expériences acquises au cours de sa vie propre, particulière). Quelques rogatons et quelques croûtons engloutis, il remerciait à sa manière, d’un curieux petit hochement de tête et d’une sorte de glapissement que je n’ai jamais entendu que de sa part, avant d’aller poursuivre l’accomplissement de son devoir auprès du Piocq, endormi, digérant ou cuvant son vin dans un fossé du voisinage.

Et c’était ce même Kroumir qui n’avait pas son pareil pour pénétrer sans crier gare dans une basse-cour, y étrangler sans fracas une volaille et la rapporter toute chaude et pantelante encore à son maître, lequel allait la plumer et la cuisiner dans quelque bois ou boqueteau peu fréquenté du pays !

En quoi Kroumir continuait de faire son devoir, de se comporter en chien honnête, sous les injonctions obscures de la double personnalité évidente chez la plupart de ses pareils…

C’est bien l’homme qui représente ce qu’il y a de plus mauvais dans le chien, je ne me lasserai pas de le répéter…

3

— Si j’attache une telle importance à la personnalité animale, c’est que, si simple à définir et si commode à élucider que soit cette notion, ceux qui s’intéressent aux bêtes, sentimentalement ou scientifiquement, n’en ont guère tenu compte jusqu’à ce jour.

Toute étude de ce genre s’inspirant d’une méthode sensée se doit de différencier d’abord, pour classer et cataloguer ensuite, ce qui revient à dire : à unifier.

J’ai dit que les notions d’instinct et d’intelligence me semblaient insuffisantes à diviser l’animalité en deux grands groupes élémentaires, et que ces mots me choquaient à cause de leur infime signification ou, ce qui revient au même, à cause du peu de différenciation que l’on peut faire entre les phénomènes, si souvent confondus et enchevêtrés dans la réalité, qu’ils sont censés caractériser l’un et l’autre.

Ils me choquent encore de ce fait qu’ils semblent ériger l’espèce humaine, dans une solitude orgueilleuse (et imaginaire), en face de tous les autres êtres qui naissent, respirent, et meurent, en face de cet omne genus animantium auquel, dès le début de son poème, Lucrèce reconnaissait plus lucidement tant de consanguinité avec les créatures exceptionnelles que nous ne sommes qu’en apparence, ou par la vertu d’une superbe, mais bien puérile et désuète illusion.

C’est pourquoi, méditant ces questions qui désormais m’intéressent plus que tout au monde, je me demande depuis quelques années si la notion de personnalité ne contribuerait pas à nous renseigner sur la vie psychique des bêtes mieux que celle de l’intelligence opposée à l’instinct, celui-ci fût-il ou non complété par le tropisme, forme d’activité psychique ou psycho-organique qui est, selon la théorie à laquelle je pense, au-dessous de l’instinct comme celui-ci est au-dessous de l’intelligence. Une récente étude de Lucien Fabre[3], très avertie et très poussée, a largement tenu compte des excellents travaux poursuivis par Georges Bohn sur le tropisme, que les amibes et même les végétaux sont capables de manifester.

[3] Revue Universelle (1923).

Mais, cette troisième forme d’activité interne parmi les êtres qui naissent et meurent, ajoute-t-elle une bougie de plus à la lampe qui se doit d’être hautement illuminante ?

Et nous, qui nous demandons avec une angoisse quelque peu mêlée d’agacement où finit l’instinct, où commence l’intelligence, ne sommes-nous pas les victimes de cette décevante lumière, laquelle n’éclaire qu’un point d’interrogation de plus : où finit le tropisme, où commence l’instinct ?

4

Je n’entends point tenter en cet ordre d’études une révolution qui serait bien au-dessus de mes forces. Si je m’habitue peu à peu à classer les êtres vivants en deux grandes catégories, selon que les individus des diverses espèces sont ou non capables de montrer de la personnalité ou de n’en montrer point, c’est sans la moindre prétention ambitieuse, c’est une petite invention à mon usage personnel, une commodité pour mettre quelque ordre dans mes pensées et dans mes raisonnements familiers.

Révolution qui ne saurait d’ailleurs être radicale et qui n’aurait, pour conséquence, que la nouveauté de ne pas laisser l’homme absolument isolé parmi les autres êtres de ce monde : à la notion clairement définie de la possibilité de caractères distincts chez tels ou tels individus de telle ou telle espèce viennent s’adjoindre naturellement les notions de responsabilité, de choix, de libre arbitre, de discernement, de raisonnement, d’intelligence que nous accueillons si fièrement quand il s’agit de nous et de nos semblables.

Un cheval vicieux ou un chien méchant (et il en est de foncièrement tels, sans que le pastiche que fait l’animal du maître ou l’éducation que celui-ci impose à celui-là y soient intervenus pour rien), nous pouvons dès lors ne plus les considérer comme irresponsables.

Nous possédons, nous aussi, de mauvais sujets et des assassins qui, lorsqu’on les juge, font couler beaucoup de salive : il est alors fortement question d’hérédité fâcheuse, de mauvais instincts ; je ne prends parti ni pour le ministère public ni pour la défense ; je constate qu’on parle en pareil cas d’instinct ou d’instincts à propos de l’homme encombrant pour la société, exactement en la même manière — et c’est justice ! — que lorsqu’il s’agit d’une mauvaise bête dont le propriétaire tient à se débarrasser provisoirement ou pour toujours.

5

Pour mieux connaître les animaux et nous connaître nous-mêmes, ce qui demeure le but essentiel de la science générale, de celle que le Démon de Socrate appelait musique en son langage, il conviendra donc moins d’étudier les origines de l’intelligence sur « l’échelle des êtres », — sur l’échelle sans commencement ni fin et qui, par conséquent, n’en est pas une… — que de rechercher à quel échelon, à quel stade, où et dans quelles conditions, commencent à se manifester chez les êtres vivants la personnalité et l’individualité[4].

[4] Ce sera l’objet principal d’une prochaine série de portraits de bêtes : Les Porte-Bonheur.

Quand nous regardons passer un de nos semblables dans la rue, son image est accompagnée inévitablement en notre esprit d’autres images accessoires que traduisent des épithètes comme vieux ou jeune, beau ou laid, antipathique ou sympathique, etc. S’il s’agit de quelqu’un que nous connaissons bien, surtout d’une personne intimement liée à notre propre existence, c’est à l’infini que se multiplient des épithètes de ce genre pour lui constituer, dans un des innombrables casiers de notre mémoire, une fiche personnelle et nettement distinctive, qui le classe et le mette à part avec d’autant plus ou moins de rigueur que notre cerveau est plus ou moins bien organisé pour un travail de ce genre.

En revanche, considérez une prairie ou une cage peuplée de grillons… Aucune épithète les départageant et les distinguant ne viendra corser l’intérêt que vous prenez à observer leur vie et leurs manèges : ils se ressemblent tous, manifestent les mêmes goûts ; ils se portent tous également bien, accidents ou mutilations à part ; dans leurs combats singuliers, ce n’est pas leur force personnelle, mais leur position sur le terrain, leur chance et le hasard qui provoquent la victoire ; pour comble, il ne saurait être question, à propos d’eux, de vieillesse ou de jeunesse : ils sont nés à la même époque, ils mourront en même temps et dans les mêmes conditions ; raisonneraient-ils par ailleurs d’une façon absolument identique à la nôtre, l’idée de jeunesse et de vieillesse leur serait aussi inintelligible que doit être pour eux, logiquement, l’idée de mort[5].

[5] Cf. Vie de Grillon, liv. III, chap. III.

Personnalité chez l’homme, absence de personnalité absolue chez l’insecte. Si j’ai choisi ces deux catégories d’êtres dont l’une est infiniment plus évoluée que la nôtre et a réalisé cette égalité dont certains d’entre nous souhaitent l’avènement, mais qui n’est momentanément proclamable qu’aux frontons des monuments publics et notamment de la Morgue, c’est afin de mieux montrer, en opposant deux extrêmes, combien la différenciation que je veux établir entre les divers animaux terrestres risque d’être plus précise et raisonnable que celle qui se base sur une intelligence et un instinct indéfinissables, ou du moins bien mal définis jusqu’à ces jours.

6

En outre, l’existence ou la non-existence de la personnalité chez les individus d’une espèce est un fait d’expérience, à la portée des esprits les plus humbles.

L’observation suffit à la reconnaître ou à la nier ; de la sorte, la première différenciation dans la foule des animaux s’appuie sur une donnée en quelque sorte palpable, tangible, et non plus sur les brouillards d’un don sublime fait par Dieu à sa créature privilégiée.

Je ne négligerai jamais de remettre le « parvenu orgueilleux » à sa place, laquelle ne devient honorable que lorsqu’il prend conscience de ce qu’elle est exactement. Si je supposais que nous sommes réellement à part des autres êtres, j’en serais peiné à la fois pour mes convictions scientifiques et pour mes croyances religieuses, lesquelles n’ont d’ailleurs rien à voir ensemble : mais Dieu, en sauvant Noé, ne lui enjoignit-il pas de placer dans l’Arche des couples de toutes les espèces d’animaux, prouvant ainsi qu’il s’intéressait à eux aussi bien qu’aux hommes ?

Je craindrais même de douter par instant de mon âme immortelle, j’entends de ma survivance personnelle, si les animaux susceptibles de personnalité étaient condamnés à ne point partager cette espérance avec moi… Béni soit donc ici Francis Jammes d’avoir conçu un Paradis des Bêtes, encore qu’il l’ait par endroit édifié à leur usage selon l’esthétique traditionnelle des images d’Epinal, et assez lourdement entaché de cet anthropomorphisme que je réprouve de la part de quiconque prétend aimer ses « frères inférieurs ».

En outre, si l’intelligence (opposée à l’instinct) ne demeure en définitive explicable que par l’existence en nous d’un reflet divin, on n’en saurait dire autant de la personnalité dont l’origine n’est pas de celles qui se dissimulent dans les mystères de la création ou des ténébreuses volontés d’un Deus ex machina. Mais avant d’expliquer la personnalité chez certaines bêtes, d’élucider les raisons qui en provoquent l’avènement, poursuivons, comme il sied, la constatation de son existence, en essayant, au passage, de sourire amicalement, fraternellement à ses manifestations.

7

On peut dès à présent se demander les raisons pourquoi j’ai élu l’animal Chat comme parangon et comme témoin en pareil sujet. Je m’explique en hâte, soucieux d’en arriver vite aux faits et aux documents.

Je l’ai élu, je le dis en toute simplicité, parce que je n’en connais pas d’autre mieux que lui. Nul instant de ma vie ne s’est passé que je n’aie eu un ami, ou des connaissances de cette sorte.

Je l’ai élu aussi parce qu’il est celui de nos familiers chez lequel la personnalité naturelle se laisse observer le plus facilement et, pour ainsi dire, à l’état pur. Non qu’il ne subisse en aucune manière notre influence : il est bien évident que le chat d’une dévote ou celui de Sylvestre Bonnard n’ont pas le même caractère qu’un chat pauvre, vagabond dans les villes, ou braconnier aux champs, et que c’est la personnalité de pastiche (ou occasionnelle) qui est la cause de cette différence ; mais il n’en demeure pas moins que la domestication et l’hérédité n’ont presque pas d’influence sur lui et sur sa descendance ; chaque individu chat est bien lui-même : il naît, vit et meurt sans se corriger des vertus ou des vices que la nature et son étoile lui ont donnés en lot.

C’est ce qui fait dire des chats, par de bonnes et sensibles personnes, sur un ton d’affectueux reproche, qu’ils sont indifférents, égoïstes, sournois ; qu’ils ne connaissent pas leur maître, tandis que le chien est affectueux, tendre, franc et se laisse volontiers mourir de faim sur la tombe de celui qui l’a nourri. Je ne peux entendre porter de pareils jugements et écouter de tels propos sans penser à des choses comme : « Corneille est plus moral, Racine est plus naturel… » ou encore : « Le vrai fumeur ne fume que du caporal. »

Vérités premières… Tendons nos rouges tabliers, à tout hasard, mais ne redoutons pas trop le poids dont nous accablera le butin ainsi recueilli, tandis que nous l’emporterons à notre domicile, ni l’encombrement de la manne intellectuelle à emmagasiner en notre esprit. Avant de l’installer dans ces greniers ou réserves, nous en aurons, Dieu merci, laissé tomber une bonne part en chemin, pour peu que nous soyons pourvus d’un grain de sens critique ou tout simplement de bon sens.

Les vérités premières ressemblent aux femmes faciles et aux plats abondants et frustes : il y a toujours, évidemment, quelque chose à prendre en elles, sans grande peine, mais encore plus à en laisser, ce qui est d’ailleurs moins commode, puisqu’ici l’effort et la réflexion doivent intervenir.

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