Emile et les autres
LIVRE SEPTIÈME
LE TEMPS ET LES BÊTES
1
Emile a environ douze ans.
C’est un âge beaucoup moins auguste qu’on ne le croit en général, pour ceux de sa race. La Vieille, dont j’ai esquissé plus haut la biographie, sa longévité fut probablement exceptionnelle ; mais les chats et surtout les chattes qui soutiennent avec honneur le poids de trois ou quatre lustres ne sont pas rares.
Là aussi s’impose cette idée de « différenciation » qui les rend tellement ressemblants à nous, et qui m’a fait çà et là, en dépit de tous mes efforts, retomber dans cet « anthropomorphisme » que je redoute.
Pour eux comme pour nous, la longévité est fonction de leur hygiène et de leur moralité. A dix ans, n’importe quel chien est vieux ; à quatre ans, n’importe quelle chauve-souris est épuisée… Mais ce mauvais diable de Golo-le-Tigre fut emporté à six ans par une maladie de foie due à son incomparable gloutonnerie, tandis qu’Emile, âgé du double, a des chances de ne mourir que dans douze ans encore, — et peut-être après moi.
Dieu me garde de tirer de ces faits des conclusions qui voudraient être à notre utilité. Ni Golo, ni Emile n’ont jamais lu de traités de morale, écouté de conférences, ni adhéré à des ligues végétariennes ou contre l’alcool…
Les animaux nous donnent d’ailleurs sur ce point une grande leçon : les progrès des thérapeutes n’ont pas fait varier depuis des siècles la durée de la vie humaine et, plus que tous les traitements ou régimes, ce sont certaines qualités personnelles d’esprit et de cœur, d’intelligence ou de moralité qui font durer ou abrègent notre étape en ce monde. Je ne sais plus qui disait : « On ne meurt que quand on le veut bien… » Et je crois que c’est une vérité, une réalité hygiénique à méditer dès notre enfance.
Emile n’est pas vieux, puisqu’il est très loin de vouloir mourir…
Je le regarde, sur la chaise trop étroite pour lui qu’il a adoptée je ne sais pourquoi, depuis quelque temps, et d’où ses pattes et sa queue pendent, comme à la dérive du navire-sommeil. Ne nous y trompons pas : sommeil n’est qu’un mot humain, et dormir, pour un chat, c’est simuler de le faire, — et méditer, et réfléchir.
Sur quoi ?…
A propos de quoi ?…
Quel rideau sombre se déroule aussitôt devant qui, tâchant de penser clairement, se pose de pareilles interrogations à lui-même.
2
Le passé existe pour les bêtes, et surtout pour celles dont je parle, comme pour nous, mieux que pour nous, car leur mémoire est formidable comparée à la nôtre, car nous n’avons, à côté d’elles, que de très précaires facilités dans cette « dimension » ou dans ce « sens » du temps.
Celui-ci est un monstre à trois têtes dont nous regardons plus volontiers, nous autres hommes, celles qui sont les plus inconsistantes et les plus vaines : le présent et l’avenir. Au contraire, la méditation d’un chat est un substantiel festin de souvenances.
Je ne rêve point ici, ni ne m’exprime par métaphore : mille expériences, si simples qu’elles ne paraîtraient pas avoir d’intérêt, m’en ont fourni la preuve… Ainsi, un bruit de papier froissé tire de sa torpeur un vieillard gris et roux à qui j’allais porter, voici bien dix ans, des os et d’humbles pitances, alors qu’il était misérable, avant que des amis landais se fussent chargés de lui…
— Il n’y a qu’à froisser du papier pour qu’il s’éveille, me disent mes amis landais…
Après dix ans !
Un coup de fusil (ou le bruit qu’on provoque avec un sac gonflé et crevé d’un coup de poing) faisait bondir Golo hors de son fauteuil, non point par terreur, mais avec une sorte d’allégresse avide. Jadis, — et c’était sur quoi était en train de méditer ce vorace, — je livrais à sa gourmandise les agaçantes corneilles qui avaient cru devoir s’installer aux environs de ma bicoque sylvestre et maritime, et que j’abattais sans pitié vaine dès que l’occasion m’en était donnée.
Vous me lisez bien : il méditait ; et je n’aurais pu écrire décemment il se souvenait.
Pour nous, l’esprit et les années défuntes représentent un magasin en désordre, une provision au hasard entassée de ces pelotes de fil, de soie ou de laine multicolore que nous appelons, faute de mieux, « associations d’idées » ou « d’images », et dont les bouts, fil, soie ou laine, et quelle que soit leur valeur ou leur couleur, traînent un peu à l’aventure, hors des tiroirs, hors du comptoir, souvent même hors du magasin, sur le trottoir…
Les animaux et surtout les chats ont, au contraire, l’esprit en ordre ; et cet esprit, je l’entrevois (le Temps n’existant guère en la façon dont nous le concevons pour des êtres qui ne vivent que dans une des « dimensions » de cette catégorie de l’entendement), je l’entrevois assez bien sous l’espèce d’une carte d’état-major soignée, riche en cotes et en points de repère… Ou bien sous celle d’un « état » perpétré par un adjudant plein de génie, et où tout ce que l’on a à savoir ou à faire connaître pour que les choses aillent bien et que l’existence soit belle, serait calligraphié et disposé harmonieusement sur une considérable, mais unique et étale page de beau papier…
3
Le présent n’est pour Emile qu’un ensemble de phénomènes à côté, un détail, un accessoire plaisant ou haïssable…
Il ne fait pas partie de la pensée, de la vie spirituelle ; il s’y ajoute un peu comme une distinction de laurier en papier peint ou un bonnet d’âne à la tête d’un enfant ; qu’il soit désir de nourriture, d’amour ou de jeu, il n’est que désir ; il va même plus loin : il annihile momentanément la vie spirituelle et la pensée, qui ne reprendront leur cours réel que tout à l’heure, quand nous recommencerons, sur notre chaise élue, pattes et queue flottantes dans le vide, à faire croire à ce bon nigaud d’homme que nous sommes en train de dormir…
Quant à l’avenir, qui n’est fondé pour nous que grâce à des séries d’inductions scabreuses, issues des plus mesquins événements de la vie, il est probable qu’il est à peu près inexistant pour les bêtes même les plus rapprochées de nous.
En tout cas, il n’y a aucune raison (humaine) de croire à la réalité chez les bêtes de cette dimension de la catégorie Temps. La soupe qu’on flaire de loin et l’oiseau qu’on guette sont eux-mêmes du présent, — du passé peut-être, — avant que d’être goûtés ou capturés. Et pourtant, comme nous, les bêtes se savent mortelles sur cette terre. En la même façon que nous ? c’est peu vraisemblable… Elles sentent que le passé n’est pas infiniment enrichissable et que le présent n’est pas éternel…
Mais sous quel aspect la notion de vieillesse et de mort leur apparaît-elle ?
4
Cela doit commencer par une impression de détresse et d’injustice comme nous n’en éprouverons jamais, — trop compliqués que nous sommes ! — et cela si rigoureux que se montre notre destin personnel.
Mais il n’est pas très difficile d’imaginer et de reproduire les sentiments qu’un animal familier doit ressentir en face de la maladie et des déchéances qu’elle comporte. La satisfaction de sa faim étant, dans la fleur de sa jeunesse et la prospérité de sa santé, le remède sûr à toutes ses souffrances physiques et morales, il généralise à sa manière et devient d’autant plus vorace qu’il souffre davantage, même et surtout quand la diète serait l’unique traitement qui pourrait empêcher la progression du mal.
Ainsi en alla-t-il de Golo-le-Tigre.
Il avait le foie volumineux, comme les oies que l’on gave pour leur infliger cette maladie, au profit de notre gourmandise. Souffrant cruellement, il dévorait en proportion, pensant que cela apporterait un soulagement à ses misères.
Ce qui prouve que les bêtes familières sont intelligentes au point de perpétrer des sophismes, comme nous-mêmes !
Un sophisme d’induction, de la catégorie fallacia accidentis, laquelle comporte encore une plus grande subtilité de « raisonnement dévoyé » que ceux de la catégorie non causa pro causa. Golo concluait de l’essence à l’accident, peut-être même de l’accident à l’essence, ce qui me paraîtrait plus troublant encore :
Un tel est bon médecin, donc il guérira tel malade…
Ou :
Un tel a guéri tel malade, donc il est un bon médecin.
Ainsi, exactement, raisonnait Golo :
L’apaisement de la faim est un remède à tous les maux, donc je dois manger d’autant plus que je souffre davantage.
Ou bien :
L’apaisement de ma faim ayant de tout temps (c’est-à-dire dans la dimension PASSÉ), provoqué mon bien-être, je dois manger plus que jamais puisque j’ai davantage à lutter contre la douleur.
Il en mourut.
Pour nous aussi, la mort prématurée ou non accidentelle est presque uniquement une conséquence tragique ou non de nos sophismes familiers, moraux ou viscéraux…