Emile et les autres
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LE RAPPEL DE L’ONDE
Cette nuit-là, je ne lus pas plus avant l’œuvre de M. de Lacépède et conçus pour la première fois de ma vie quelques doutes vis-à-vis de l’infaillibilité des savants officiels… Car, enfin, à croire ce que je venais d’apprendre en lisant, Zompette, née à la vie durant le précédent automne, n’aurait dû encore être qu’un bébé. Je l’examinai : deux petites plaques brunes tachaient à présent, de chaque côté, la blanche soie granitée de sa gorge, ce qui est l’insigne de la puberté chez les mâles de sa race… J’ajoute sans plus tarder que M. de Lacépède n’avait pourtant pas aussi tort qu’il peut y paraître : j’ai depuis lors, en effet, acquis la certitude qu’une rainette captive, bien soignée, régalée de mouches par des hommes de lettres d’un grand talent et de vers rouges acquis à prix d’or par son maître, atteint plus vite à son complet développement que celles de ses sœurs soumises aux incertitudes alimentaires de la complète liberté. Accommodation aux circonstances qui n’a rien qui puisse surprendre outre mesure, et que nous retrouverons tout à l’heure dans un cas autrement intéressant et troublant au point de vue scientifique.
Le dimanche suivant, je le passai à Chelles, comme il m’arrivait fréquemment en ces temps heureux. Juin. Les sœurs de Zompette, ou plutôt les mâles de sa race, poursuivirent ce soir-là, dans les arbres du jardin de l’auberge, un concert rauque et discord. Car, il faut bien le reconnaître, à côté de la flûte mélodieuse du crapaud et du brékex discrètement grinçant de la grenouille comestible, le kô-ô-ô-ax de Zompette est quelque chose de purement exaspérant, affreux, déchirant. Déjà, on m’avait averti, en mon domicile parisien, que les locataires voisins se plaignaient de la chanson de ma pensionnaire. Il me fallut donc penser à lui chercher une compagne digne d’elle, ou à partir pour les champs ; ce fut cette dernière solution que j’adoptai pour des motifs dictés au reste infiniment plus par mon égoïsme et mon envie personnelle que par sollicitude pour les oreilles de mes voisins…
C’est à la fin d’un mois d’avril normal que le roman amoureux de Zompette commence ; mais ce n’est pas dans les arbres qu’elle et ses sœurs en goûtent les plaisirs ; est-ce de la pudeur ? Peu probable… Est-ce, comme pourrait parfaitement l’affirmer un Bernardin de Saint-Pierre, parce qu’elles veulent se soustraire à tous les regards et se mettre à l’abri de tous les dangers, pour s’occuper plus pleinement, sans distraction et sans trouble, de l’objet avec lequel elles vont s’unir ?…
Non, l’onde les appelle parce qu’elles y sont nées, qu’elles savent que cet élément sera indispensable à la première vie de leur progéniture et il n’y a là qu’un des plus simples des mille miracles de l’instinct… C’est la récréation, au sens multiple et fort du mot, dans l’élément originel… Noces assez brèves, du reste : les femelles sont délivrées en moins de quarante-huit heures des œufs qu’elles portent et, très souvent, le mâle, lassé ou impatient de reprendre sa vie aérienne, abandonne sa femelle qui ne pond plus alors que des œufs voués à la stérilité.