Emile et les autres
VIII
L’AUTOMNE ET LE SOMMEIL
Maintenant, c’était bien la superficie d’un jeton de 2 francs ou d’une pièce d’argent de 40 sous, qu’eût pour le moins, au repos, occupée Zompette. Et je ne trouverai jamais occasion plus belle de vous parler de sa naissance et de sa vie qu’à ce propos…
Les rainettes ne sont aériennes et amies des arbres, parfois les plus hauts, que pendant le printemps et l’été, — saisons où elles vivent en oisives, dépourvues de tous sentiments, et uniquement occupées de méditer à leur manière et de se nourrir. Mai passé, elles délaissent les ruisseaux, les étangs et les mares où elles sont allées consommer leurs amours, puis se hâtent, en personnes sages, de rejoindre les habitacles des arbres, comme si elles désiraient plus vite, de la fange, regagner les hauteurs.
… Mais Zompette n’est encore qu’une toute jeune personne, jouvenceau ou demoiselle, quand vient le temps, pour moi, de regagner Paris. Elle est installée dans une petite caisse tapissée de coton hydrophile bien imbibé, et mise aux bagages, comme mes papiers et mes manuscrits eux-mêmes. N’oublions pas que c’est la première fois que je l’observe et que j’apprends à l’aimer… Je n’ai jamais si mal dormi dans un train qu’en cette nuit d’automne de 1913, où j’emmenais, comme un colis, Zompette vers Paris, depuis Dax, dans un wagon de bagages… De vagues remords s’appesantissaient sur moi ; j’aurais pu, devant que de quitter la forêt landaise, lui rendre sa liberté, comme j’avais fait pour tout un clan de musaraignes et diverses tribus d’insectes… Mais Zompette était Zompette, et je l’aimais, ce qui ne va jamais sans cruauté, surtout de la part de qui aime.
Un grave souci me sollicitait en outre : comment allais-je désormais pourvoir à sa nourriture ? Les mouches étaient bien rares dans ma maison de Paris, et la cuisinière aurait-elle vraiment la chance de rencontrer à peu près quotidiennement un ver de terre ou une limace en épluchant les légumes ou la salade ? Cet automne fut le plus beau de ceux que j’ai connus. Les mouches abondèrent dans mon rez-de-chaussée, et les limaces dans les salades… Zompette embellissait comme on dit en Gascogne, ou forcissait, comme on dit en Avignon, pour parler d’une jeune personne qui profite. Un jour, je me décidai à fabriquer avec une règle, un bout de fil de fer et un capuchon de tulle, une réduction de filet à papillons, destiné à capturer pour ma captive les dernières mouches. Jean Giraudoux et Francis Carco n’hésitaient pas, munis de cet engin, à les pourchasser jusques au boulevard Pasteur. Loués soient-ils ici pour cela ! Ils faisaient, ma foi, bonne chasse, et attrapaient bien les mouches.
Celle-qui-s’était-promenée-avec-moi-dans-la-forêt — c’était l’hiver, et Giraudoux nous avait quittés pour l’Amérique, et Carco pour des destinations ou des destinées inconnues — me dit un soir :
— Il vaudrait mieux porter au Bois cette pauvre bête. Elle saura se débrouiller…
Je crois que c’est la première fois que j’ai lu des livres traitant d’animaux ; j’appris, d’après ces livres, et pour ne pas entrer dans des détails oiseux, que les raines, « quand le ciel leur refuse leur pâture », vont s’engourdir dans la vase des étangs. Je n’avais pas un étang sous la main. Je n’avais qu’un pot de vieux rouen garni de mousse encore vivante, tout au moins susceptible d’être arrosée ; et ce fut là que j’installai Zompette, quand il n’y eut décidément plus moyen de la nourrir.
Peu après, il fallut bien reconnaître ceci, que Zompette criait famine, — simple façon de parler, — s’agitait, poursuivait d’inexistantes ombres de mouches ; ceci de ce fait seul que mon appartement gardait une température où, décemment, les insectes eussent dû pulluler. Il n’y avait pas de solution autre que de prier ma concierge de colloquer le vase de Zompette à côté de ceux qui servaient de piédestal aux plantes vertes de divers locataires, en plein air, dans la cour… Plantes vertes et grenouille verte…
En plein air, dans la cour… Alors, Zompette, bien qu’élevée en captivité depuis sa naissance à sa vraie vie, comprit ce qui se passait sous le ciel et ne se comporta pas autrement que si elle avait de tout temps été libre et à elle-même livrée. Le vase de vieux rouen était circulaire, haut d’environ vingt centimètres, garni de sable sec et de mousse mourante. Zompette fit ce qu’elle eût fait en pareille saison dans la forêt landaise, lorsque les insectes sont morts et que le froid va venir : elle s’installa pour dormir entre la mousse et le sable…
Un matin, ma concierge vint me dire :
— On ne voit plus votre grenouille… Ça ne m’étonnerait pas que le petit chat du 4, qui est si malin…
L’avant-veille, j’avais aperçu encore, dans une fissure du tapis de mousse, Zompette et son museau triangulaire et ses deux mains quasi humaines en dépit qu’elles n’aient que quatre doigts. La veille, une seule de ces mains apparut au bord de la lacune moussue… Le jour où la concierge m’entretint en la manière que j’ai dit, il faisait très froid et, dans le pot en vieux rouen, il n’y avait visiblement plus ni Zompette, ni son museau, ni ses mains à quatre doigts, ni rien, ni personne…
— Ce chat du 4, qui est si malin…, reprenait ma concierge…
Vaines paroles ! J’avais déjà, comme Zompette entre la mousse et le sable, une si solide impression de sécurité !…