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Emile et les autres

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XI
ÉCLAIRCISSEMENT D’UN MYSTÈRE

Je ne vous conseille pas de faire prendre un bain de mer à une grenouille ou à une rainette ; certes, elles n’en meurent pas, comme feraient des poissons d’eau douce, mais cela les dégoûte d’étrange sorte, elles n’ont qu’une envie, celle de regagner le sol, et je vous assure qu’elles s’y emploient promptement. Ce n’était donc pas dans la mer salée ou dans l’étang non moins salé d’Hossegor que les pères et mères des innombrables bébés-rainettes qui pullulaient en octobre 1913 dans ce coin de la forêt landaise avaient consommé leurs noces, ce n’était pas dans cette onde hostile que leurs têtards avaient pu se développer.

Alors, où et comment ? Car, c’est le moment de le répéter, nulle source ni nulle mare douce à deux bonnes lieues à la ronde… Fallait-il imaginer, comme on l’a cru jadis dans les campagnes, que les grenouilles vertes ou brunes, et les raines et les crapauds tombaient du ciel avec les orages, lesquels se contentent de les mettre en bonne humeur et de les exciter au vagabondage ? Evidemment non… Mais, si fort que ces petites et un peu puériles recherches agacent ma curiosité, il est fort probable que je ne serais jamais arrivé à allumer à ce propos ma lanterne, si le hasard n’avait soulevé la question au cours d’une conversation que j’eus, voici deux ans, avec M. Georges Bohn, éminent biologiste et distingué chroniqueur scientifique au Mercure de France.

Justement, à cette époque, son laboratoire de la rue Cuvier était peuplé de têtards. Et ce fut de batraciens que nous causâmes… Or, quand j’eus parlé de Zompette et du mystère de sa naissance au plus aimable et au plus accueillant des hôtes :

— Il existe, me dit-il, des raines autres que la rainette verte ou commune : la bossue, de Lemnos ; la brune et la couleur-de-lait, américaines ; la flûteuse, qui doit être très rare et peut-être inexistante ; et l’orangée de Surinam… En les étudiant, peut-être trouveriez-vous une solution à votre problème… Mais je vous signale surtout une grenouille, la rana rufa de Java, qui s’accouple volontiers, quand il n’y a pas d’eau douce dans les environs, au creux des souches ou des vieux arbres : il y aurait peut-être pour vous quelques indices utiles à tirer de là.

Je ne saurais trop remercier M. Georges Bohn ; ses prévisions n’étaient point trompeuses ; ma Zompette, contrairement à la plupart de ses sœurs ou frères des contrées riches en sources et en viviers, n’était pas née dans l’onde, mais au creux de quelque vieux pin. Là, les pluies s’amassant, entretenant des mares précaires, de l’humidité en tout cas, et cela suffit aux noces de ses parents qui — nous l’avons noté — n’aiment pas, mâles ou femelles, à s’éloigner des arbres et ont toujours hâte d’y aller reprendre leur vie pensive et gourmande, si fortes que soient les sollicitations de l’amour.

Avec un peu de patience, j’ai pu découvrir trois ou quatre de ces nids, car il n’y a pas de mot convenant mieux à ces réceptacles d’œufs d’une race aussi arboricole que celle des oiseaux ; dans la pluie ou l’humidité demeurées au creux de l’arbre, la substance glutineuse et hyaline se comporte comme elle ferait au fond d’une mare, et, en elle, les têtards n’évoluent pas autrement qu’ils ne le faisaient dans les cuvettes de verre blanc du laboratoire de la rue Cuvier.

Mais il est hors de doute que, dans ces conditions, l’évolution de l’œuf animé aquatique vers sa forme terrestre, aérienne et définitive, est infiniment plus rapide que lorsque la ponte a eu lieu dans une mare importante ou un intarissable ruisseau. On assigne aux têtards des grenouilles et des rainettes un mois et demi ou deux mois pour devenir — en plus petit — tels qu’ils demeurent le reste de leur existence, mais, dans les conditions exceptionnelles dont je parle, trois semaines suffisent, je l’ai constaté et je l’affirme, à dépouiller notre héroïne de sa défroque provisoire et à la lancer vers sa nouvelle vie, armée de ses pattes à ressort et de la teinte qui lui confère une invisibilité herbeuse ou bocagère…

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