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Emile et les autres

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LIVRE HUITIÈME
LA MORT

1

Nombre de légendes courent sur la façon dont nos bêtes amies accueillent la sombre Déesse. On conte volontiers qu’elles en ont la pudeur, alors que la plupart des hommes n’en éprouvent que l’effroi.

Ceci est les ennoblir vainement et de manière perfide, car il n’en est rien. Je ne puis jamais penser sans sourire à un poème du cher François Coppée, qui, s’étonnant d’errer dans les bois avec son amoureuse de l’année sans y trouver de « délicats squelettes » d’oisillons, se demandait :

Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?

Le bon poète ignorait, ainsi que je l’ai noté ailleurs[7], l’existence des nécrophores, de ces macabres mais prévoyants insectes pour qui toute bestiole morte, emplumée ou velue, est une trouvaille si précieuse que, faute de cette rencontre, il ne saurait être question pour eux de se perpétuer, — de prévoir pour leurs larves, ce qui est leur façon à eux de croire à l’immortalité, ou plutôt d’estimer absurde l’idée de mort.

[7] Vie de Grillon.

Non, les oiseaux ne se cachent pas pour mourir, non plus que les mulots, les musaraignes et les taupes ; mais leur mort, par une industrie subtile, sert immédiatement à préparer de la vie. Un menu cadavre, pour un nécrophore, c’est la même chose que de l’air respirable autour des berceaux de nos nouveau-nés.

2

Revenons-en à nos familiers, chiens ou autres et surtout chats, puisque je les ai choisis en exemple.

La mort, ils la reniflent de très loin, de beaucoup plus loin que nous ne la pressentons nous-mêmes.

Il est curieux d’observer chez les hommes, je parle de ceux qui ont conquis quelque tranquillité intellectuelle et morale, combien la présence de la sombre Déesse, quand elle les guette avec des chances de succès et dans les conditions normales (vieillesse ou maladie), leur est insoupçonnée ou leur semble insignifiante.

J’en parle par expérience personnelle, n’ayant peut-être jamais éprouvé plus de bien-être que lorsque je manquai de mourir, voici trois ans. Je n’ignorais rien de la gravité de ma grippe compliquée de congestion pulmonaire et d’urémie. Un prêtre était venu : je savais pourquoi…

On m’a dit depuis que j’avais souffert beaucoup, et je n’ai gardé pourtant aucun souvenir de souffrance, bien qu’en ayant manifesté les signes extérieurs pour tant de sollicitudes attentives et empressées à mon chevet. On m’a conté que je grattais mon drap et tentais de le ramener sur ma face, comme on le fait quand il s’agit de s’accoutumer au linceul, mais aucune de mes facultés de sentir ou de comprendre n’était amoindrie ; je jouissais au contraire d’un repos actif et conscient, si je puis dire, et absolument pareil à ceux dont on se délecte lorsque l’on a quinze ans et que l’on se laisse, quelque splendide jour d’été, flotter en « faisant la planche » au gré de sa rivière natale…

Ma vie passée ne redéfilait pas frénétiquement et comme cinématographiquement devant moi, ainsi que racontent tant de gens qui ne sont pas allés y voir ou qui n’ont pas su regarder. Je me baignais dans le Lot, j’avais quinze ans… C’était pour toujours que je me baignais, — sans avoir l’ennui de me rhabiller et de risquer une gronderie si j’arrivais en retard chez nous.

Nos souffrances physiques, en pareil cas, n’existent probablement plus que pour les nôtres et, tout en gardant d’elles, dans nos attitudes et nos gestes, les expressions et les traductions ordinaires, nous nous en sommes déjà débarrassés, comme d’une vêture inutile, ou comme un musulman dépose ses babouches au seuil de la mosquée où il s’est rendu de loin en pèlerinage.

La mosquée est belle et flatteuse…

O chère rivière où je me baignais au printemps de la vie et dans l’été de l’année !

3

Parmi les bêtes familières dont il n’est pas dans nos coutumes de nous nourrir, et qui n’ont jamais été maltraitées ou négligées par leurs maîtres ou leurs hôtes, je n’ai jamais constaté cette pudeur devant la mort qui nous fait ramener le drap devant notre face, comme si nous redoutions de ne pas être assez beaux vis-à-vis de semblable douceur.

Tous les chats ou chiens qui furent miens, en leurs derniers instants, se sont pour ainsi dire cramponnés à moi ; ils estimaient sans doute que, dispensateur de leur vie, distributeur de nourriture et de joie, je pouvais quelque chose pour eux en cet instant critique, en cette épreuve qu’ils estiment à coup sûr moins définitive que nous ne le faisons pour la plupart, mais qui les inquiète de plus loin que nous.

Crainte qui s’ajoute aux « accessoires » détestables du présent (et qui ne saurait provoquer chez eux la réalité in extremis de la dimension avenir du Temps) ; crainte qui les rend affectueux jusqu’à se montrer importuns, ce dont résulte pour eux, qui nous agacent, le fait de subir sous une autre apparence encore cette injustice dont l’âge ou la maladie leur a déjà fourni la notion ; crainte qui semble les inciter alors à exagérer leurs défauts ou à caricaturer leurs vertus, en guise de protestation contre les injustices dont ils accusent le destin et nous-mêmes, qui représentons sans doute le destin à leurs yeux…

Encore un sophisme de leur part ? Mais ceci serait décidément raisonner en homme… Et, peut-être, renforçant à l’approche de la mort leur personnalité, leurs tics, leurs petites manières, se montrent-ils non pas pratiquement, mais métaphysiquement plus malins que nous. En effet, par « immortalité de l’âme », le consensus omnium, le jugement des non-croyants comme des croyants de toute confession, entend ou veut dire la prolongation d’une personnalité au delà de ce monde, selon des catégories de l’espace et du temps que nous ne pouvons scientifiquement entrevoir ou définir ici-bas à notre usage, sur lesquelles pourtant l’observation de nos frères inférieurs, vus non pas d’en haut (car il n’y a ici ni haut ni bas), mais d’en face, peut et doit projeter quelque lumière.

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