Emile et les autres
LIVRE QUATRIÈME
ÉMILE ET…
1
Au printemps de l’an 1913, le café Vachette, local « en angle », avait déjà cédé la place à une banque, et le bruissement du papier vil, où se mêlaient encore quelques tintements d’argent ou d’or, avait remplacé en ces lieux longtemps chéris des Muses le murmure intérieur du laurier dans quelques jeunes cœurs, la « voix de cigale cuivrée » de Moréas, les nigauderies voulues de l’ineffable garçon Isidore, les doctes ou spirituelles conversations de quelques-uns, et les braîments plus fréquents de beaucoup d’autres.
Cette fermeture avait quelque peu désaxé et désorienté la compagnie qui avait pris coutume de se reformer là presque quotidiennement, pour agiter vers la treizième heure les plus graves questions philosophiques, esthétiques, grammaticales, — ou pour (plus sagement, à tout prendre) s’adonner de 20 à 2 heures aux distractions du bridge et du poker, gentiment accompagnées d’un petit souper au Tavel dont les frais étaient à la charge des gagnants.
Le Vachette relégué au rang de souvenir littéraire, l’existence de cette compagnie devint errante. Nous fûmes quelques-uns à tenter l’hospitalité de divers autres endroits publics bien tranquilles, de tout repos.
Hélas ! ce n’était plus cela ! Je ne crois pas avoir été le seul à pressentir, vers cette époque, que quelque chose finissait, qu’une douceur de vivre et une joie de jeunesse se disposaient à nous dire adieu pour toujours. Les vieillards de la bande n’avaient pas de beaucoup dépassé la trentaine, et ce n’était pas la guerre encore ; mais nous nous surprenions, dès ce jour, à mesurer le passé, à compter nos disparus et nos morts.
2
… Le printemps n’était pas lointain, mais l’hiver s’obstinait encore à Paris, avec cet air bougon et décidé de gérontocrate qui ne veut pas prendre sa retraite, non que l’envie lui en manque, mais par horreur de faire place à un jeune.
La rue Falguière, assez morose en toute saison (on y frôle un Institut qui nous rappelle que nos meilleurs amis peuvent nous communiquer la rage), l’était particulièrement ce soir-là.
Un jeune ami m’accompagnait vers mon assez lointain domicile, et, comptant l’un et l’autre, comme j’ai dit que c’en était déjà la mode, nos disparus et nos morts, nous parlions d’un disparu qui ne devait trouver que deux ans plus tard un trépas héroïque à la guerre : Emile Despax.
— En somme, me disait le jeune homme qui me faisait escorte, il était le plus grand poète de ce temps-ci… Crois-tu qu’il écrira encore des vers ?
Les chemins du songe m’avaient déjà conduit très loin, — et bien au delà d’un article d’Ernest-Charles disant : « Charles Derennes et Emile Despax sont deux jeunes poètes charmants, mais ils se ressemblent trop et il faut à toute force que l’un d’eux entre dans l’administration… » ou quelque chose comme ça.
La conséquence de cette plaisanterie, en principe bien innocente, fut que Despax, sous les galeries de l’Odéon, me dit un jour :
— Sois content, j’entre dans l’administration et je te ficherai la paix.
Il partit effectivement pour l’Indochine, non pas à la manière d’un Curnonsky ou d’un Toulet, toutes voiles au vent, mais en jeune bourgeois soucieux d’une humble carrière.
C’est de ceci que j’avais, que nous avions le cœur déchiré, mon ami qui m’accompagnait au long de la rue Falguière et moi, en pensant que l’adolescent délicieux, qui était non point poète, mais la poésie même, avec tous ses éblouissements et ses perfidies, ses blandices et ses trahisons, allait nous revenir sous-préfet, en récompense d’une quelconque servitude coloniale auprès des dieux lares d’un très vague proconsul.
3
— Je te connaissais devant que de t’avoir vu, me disait l’ami qui m’accompagnait le long de la rue Falguière, puisque Despax était ton ami et le mien. Il est triste que nos temps contraignent de telles possibilités musicales à cet « autre métier » dont les résultats d’une enquête un peu superflue proclameront l’obligation d’ici quelque dix ans. L’anarchisme littéraire a permis le droit à l’existence de tant de médiocres, qu’on confond volontiers dans la même grandeur un Samain, cette oie, avec un Charles Guérin, ce cygne, et qu’on ne comprend pas qu’en nommant Despax sous-préfet, on est en train de guillotiner une fois de plus André Chénier. Parlons de lui : comme il sied à toute jeune âme digne de ce nom, il a, dès son avènement au monde sensible, rêvé d’amour et de gloire, séduit des femmes avec des roueries de courtisane, ce que lui permettait son beau visage… Mais il a reçu au cœur l’effroyable blessure de cette gloire qui, sous la troisième République, était encore plus courtisane que lui… Et, en disant courtisane, je suis poli… Il n’aimait qu’elle, pourtant et l’aimait d’une manière désintéressée, presque sublime : pour l’amour et l’orgueil du langage de France, comme le dit un de ses vers qui, entre quelques autres, restera immortel aussi longtemps qu’il existera un parler français et des gens capables d’écrire ou de penser à l’aide de ses mots et de ses tournures. Dieu nous aide, Charles ! Il a pris probablement la meilleure part ; ni la gloire ni même la célébrité ne sont pour aucun de notre âge…
J’étais tellement de son avis !
Je lui répondis :
— Bien sûr.
Le jeune ami qui m’accompagnait le long de la rue Falguière, en cette nuit d’avant-guerre, s’appelait Pierre Benoit.
4
Il y a toujours des ombres qui nous font escorte quand nous ne sommes pas satisfaits de nous et du destin (c’est la même chose !) — et que l’on se sent vieillir avant que de s’être épanoui. Toutes les espérances, toutes les possibilités nous reviennent avec d’invisibles figures de larves, font derrière nous un bruit de pas qui ne s’entend que dans le silence, de par son indicible mollesse de chose avortée et déjà pourrie, de virtualité avide de prendre sa place au soleil, — toutes choses qui me font beaucoup moins plaindre les morts que ceux qui sont encore à naître !
Pierre Benoit ne m’apprit pas grand’chose en me disant :
— On nous suit.
Je lui répondis :
— Avant même que détourner la tête, je puis te le dépeindre : c’est un type dans le genre des poètes sous la troisième République. Beau ou laid, sympathique ou antipathique, bien doué ou non, cela n’a aucune importance. Il est jeune, né de cet hiver sans doute ; sans le voir, je sens qu’il a cette attitude résolue, prête à tout, que manifestent, inquiètes d’un repas ou d’un gîte, les plus superbes des bêtes, dont il est. Ne te détourne pas. C’est un petit garçon qui a rêvé trop tôt de vagabondage, de folles équipées et qui maintenant n’aspire qu’à devenir sous-préfet, ou quelque chose d’approchant. S’il nous suit jusque chez moi, c’est entendu : je l’adopte, et même si mon chat Golo, qui est, selon Larguier, aussi célèbre que Magre, doit en mourir de dépit…
— Comment l’appelleras-tu ?
— Comme tu voudras…
— Ma grand’mère en avait un qui s’intitulait Adolphe… J’aime beaucoup les prénoms d’hommes pour les chats…
— J’en ai connu un, à Chelles, qu’on avait nommé Jacques, et cela lui allait, ma foi, comme un gant !
— Nous appellerons donc celui-ci : Emile.
— S’il me suit jusque chez moi.
Il me suivit jusque chez moi. Et voilà comment Emile eut pour parrain un écrivain illustre.
5
Golo, à propos de qui Léon Lafage me demandait volontiers : « Vous êtes sûr que ce n’est pas un tigre ?… » reçut fort mal cet intrus, lui administra une tripotée mémorable, et tout se passa comme si cet animal aussi célèbre que Magre avait été offusqué par la réputation naissante d’un Jean Cocteau. Il mourut d’une maladie de foie, dans un âge encore tendre, et dont le nouveau venu supporte allégrement le double, au jour que j’écris.
Emile était, dès ce moment, lui-même : patience et sapience, résignation et bonté. Il accepta sans broncher la correction du tigre en miniature et dévora placidement les reliefs d’un poulet et un morceau d’omelette froide.
Il est devenu beaucoup plus difficile par la suite…
Mais ce sont là des façons d’agir qui ouvrent à n’importe qui une belle carrière de sous-préfet.