Emile et les autres
IV
POURQUOI SI PEU DE RÉVÉRENCE
VIS-A-VIS DE MES ILLUSTRES DEVANCIERS
Car il faut bien que je réponde à ceux qui m’ont accusé, dans l’ordre d’études que je poursuis ici, d’avoir dénigré tour à tour Buffon et Fabre dans les deux premiers volumes de mon Bestiaire : Vie de Grillon et la Chauve-Souris[9]. Je n’ai dénigré ni l’un ni l’autre ; j’ai relevé, chapeau bas, quelques erreurs. J’ai dit : « Vérité dans l’hermas de Sérignan, erreur parfois au delà… » Ou encore : « Le savant aux manchettes ne reproduisit guère que des relations de correspondants… ou de correspondants de correspondants… » C’est même miracle qu’il ait pu bâtir de la sorte une œuvre qui s’est imposée comme un monument aux fondements inébranlables et sur lesquels toute l’histoire naturelle, en France et à l’étranger aussi, semble s’être assise soudain, une fois pour toutes, comme atteinte d’irrémédiable infirmité : des noms de bêtes et un semblant de style… et allez-y ! La science enregistrera et perpétuera les erreurs que vous avez pu commettre de bonne foi ou par négligence. Tenons-nous-en à la bonne foi. Comme il est rare qu’elle rende ici ce que son plus fervent amoureux attend d’elle ! Car nous sommes ici en face d’un désert survolé de légendes (c’est même ce côté légendaire qui m’a, dès mon enfance, inspiré l’envie « d’y aller voir »…) et où, d’autre part, foisonnent les mauvaises herbes de l’ignorance. Fabre fut un prodigieux défricheur, dans la partie entomologique du désert sus-indiqué. Les moyens lui ont manqué, d’autant plus qu’il voulut embrasser trop, et il ne demeure plus à nos yeux déjà qu’un charmeur par le style et les roueries de parlage (comme Buffon !) ; les petits enfants provençaux l’ont contredit par devers moi en ce qu’il conte de maintes bestioles ; et moi-même, qui n’ai rien tant aimé, depuis que je suis né à ce monde, que de me pencher vers la terre ou de contempler les bas-fonds du ciel, je savais, par avance, que le véridique, entre le vieillard admirable et le groupe des petits enfants dont les yeux attisaient une innocente et perspicace lumière, ce n’était pas toujours, hélas ! celui-là, mais celui-ci.
[9] Albin Michel, éditeur.
Il est triste que notre pays n’ait rendu les honneurs au héros de Sérignan qu’au moment où, nonagénaire, sourd et à demi aveugle, il parut ne comprendre qu’à peine (j’étais là !) tout ce que ce beau monde, venu de Paris ou d’ailleurs, semblait réclamer de lui… Heure pénible ! Heure atroce ! Mais l’homme aux manchettes mourut comblé de fortune et de gloire, et en somme, c’est bien plus la méthode que les régimes ou les époques qu’on doit ici incriminer.
Il ne faut pas lire… Il faut voir. Il ne faut pas voir une fois, mais mille, mais dix mille, et encore n’est-on pas sûr alors que l’on ait vu vrai… Il ne faut pas rêver de connaître toutes les bêtes, mais se contenter d’en aimer une dizaine, d’être familier avec elles, et de relater aussi nûment que possible ce que l’on croit savoir d’elles, et avec pudeur, et avec prudence, et avec une modestie sans défaut.
Voilà ce que je me disais à peu près, tandis que je rapportais Zompette vers ma maison.
Celle-qui-était-avec-moi-dans-la-forêt me dit tout à coup :
— Comme tu vas lentement !… Tu rumines… A quoi penses-tu ? Et cette pauvre bête, entre ta tête et ton chapeau… Elle va mourir ! Si on lui rendait la liberté ?
— C’est notre fille, répliquai-je, et tu as dit toi-même que Zompette serait son nom. On va tâcher de la rendre heureuse.
Il n’y avait rien à répondre à d’aussi fortes paroles. Zompette demeura captive sur mes cheveux, herbage étrange, au-dessous de la ridicule voûte céleste que lui infligeait momentanément le dôme ajouré d’un vieux panama…