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Emile et les autres

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LIVRE DEUXIÈME
DU PLAGIAT OU DE LA « SINGERIE » CHEZ LA PLUPART DE NOS FAMILIERS

1

Il faudra donc nous débarrasser de cet anthropomorphisme tel que je viens une fois de plus de le définir.

Ceci posé, je m’empresse de reconnaître, que, lorsqu’il s’agit d’animaux domestiques, et c’est ici le cas, ceux-ci ne nous facilitent guère une besogne déjà compliquée et scabreuse. Car la domestication leur fait adopter quantité de nos manières et même de nos manies.

Il n’y a pas que les romanciers, les poètes et les planteurs de choux à se plagier les uns les autres, parfois bien involontairement. L’imitation est une grande loi naturelle, une loi universelle, une loi générale ; et tout objet ou tout être pour qui cette loi resterait par hasard lettre morte serait considéré justement comme une anomalie, une monstruosité.

Chacun de nous, dans la vie courante, et tout aussi longtemps qu’il respire, regarde, écoute, touche, goûte et sent, chacun de nous est plagiaire sans qu’il s’en doute, un peu de la même façon que M. Jourdain était prosateur.

Qu’est-ce en effet qui saurait mieux qu’un miroir répondre à la définition du plagiaire ?

Or, tout homme, grâce aux modestes miroirs des sens par lesquels il reflète le monde, est le plagiaire partiel d’une réalité dont l’ensemble lui échappe.

Dieu créa l’homme à son image, dit la Genèse. Nous, nous nous créons et recréons perpétuellement à l’image de Pan, pourrait-on dire aussi.

L’une de ces formules est sacrée, l’autre profane ; mais, en fin de compte, toutes deux s’accordent et concordent admirablement.

2

Traitant des dons d’imitation dont font preuve les bêtes, je ne m’attarderai pas sur ces phénomènes de mimétisme, aujourd’hui bien connus de tous, qui font le caméléon varier de teintes selon celles des lieux ou des heures où il promène sa pataude paresse, qui imposent à mon amie Zompette, la grenouille verte, de passer par toute la gamme des verts selon qu’on garnit son bocal de sombre laurier ou de pâle mimosa.

Il est généralement admis que cette faculté que possèdent certains êtres de changer de couleur comme à volonté est une arme naturelle à eux concédée pour leur permettre de se dérober plus facilement aux yeux de leurs ennemis…

Explication qui sent un peu bien son Bernardin de Saint-Pierre, lequel voyait en toutes choses la sollicitude d’une Providence vraiment précautionneuse, tatillonne et en tout cas romanesque à l’excès.

A la vérité, ce mimétisme doit être d’ordre esthétique plutôt que pratique. Je n’y vois point l’effet d’une sollicitude supérieure, encore moins un procédé de défense, mais art instinctif, coquetterie involontaire ou jeu inconscient.

Oui, un jeu que l’animal se donne à lui-même pour son plaisir obscur, une fête dans son royaume clos, une satisfaction à cet appétit d’imitation que je signalais tout au long de l’échelle des êtres, une récréation analogue à celle de la parure masculine ou féminine, à quoi l’on voit que se complaisent tant de bêtes, de préférence dans la saison des amours, mais maintes fois aussi de la manière la plus désintéressée.

Ceci, du reste, est une autre histoire…

3

— Car, parlant d’imitation de la part de nos familiers, j’entends ici imitation voulue, consciente, exécutée par commodité naturelle, par obéissance à la loi générale, mais aussi dans un but agréable ou profitable à l’individu.

Cette tendance à l’imitation est observable déjà chez quantité d’animaux sauvages. Je n’en citerai qu’un exemple, que j’ai d’ailleurs apporté en d’autres circonstances et pour illustrer une suite de raisons d’ordre différent.

Contrairement à ce que nous pourrions croire, tous les castors ne sont pas ces étonnants constructeurs de huttes et de cités lacustres qu’on nous apprit à admirer dès notre enfance : il en est de vagabonds, gîtant et fondant famille au hasard, en des logements de fortune offerts par la nature ; mais si ces vagabonds rencontrent des congénères plus civilisés, plus avisés et laborieux, « on les voit », nous conte Buffon parfaitement informé (pour une fois), par un de ses correspondants, « on les voit qui les observent et qui ne tardent pas à faire de même… »

Notons au passage qu’une telle adaptation, précédée d’observation, implique incontestablement le raisonnement dans l’esprit du castor, et une éducation rapide, vivement menée, ne participant en rien de cette science et de cette habileté héréditaires et routinières, par quoi l’on a coutume de séparer l’animal de l’homme et l’instinct de l’intelligence… Mais, ceci aussi est une autre histoire, pour le moment du moins.

4

Comme il est facile de le prévoir, en passant des animaux sauvages ou libres aux domestiques, on constatera un notable accroissement des facultés de plagiat, et, bien entendu, le modèle choisi par ces imitateurs résolus sera de préférence l’homme, le patron, le maître.

Non pas toujours, néanmoins.

Un de mes amis me contait l’hiver dernier que ses poules, dont il possède une fort remarquable collection, lorsqu’il les logeait dans l’enclos des pintades, ne tardaient pas à imiter l’allure et les manières particulières à celles-ci, comme si elles les avaient jugées plus imposantes ou distinguées.

Je me suis méfié un peu, cet ami étant Gascon, — comme moi-même, — mais j’ai constaté par la suite l’exactitude absolue de la chose et il est facile à n’importe qui d’en faire autant.

D’autre part, divers journaux ont mentionné il y a quelques mois une chatte allaitant et, par la suite, chérissant un rat blanc devenu le compagnon de jeu de ses fils.

Je savais de tels faits parfaitement possibles, les ayant expérimentés moi-même de la part de ma siamoise Nique, ainsi que je l’ai conté ailleurs[2], de Nique dont on trouvera plus loin la biographie détaillée. Si je parle ici de rats, c’est du reste pour cette seule raison que j’ai connu un autre rongeur, un lapin, qui, nourri, lui aussi, par une chatte et ayant grandi avec les chatons, ne procéda jamais par bonds, à la façon des autres Jeannots. Non !… Il s’insinuait d’une allure féline, avisée et réfléchie, le long des murs ou entre les caisses du vaste grenier qu’on lui avait assigné pour domicile, copiant ainsi les manières de ses frères de lait.

[2] La Chauve-Souris (A. Michel).

5

Quand c’est le bipède prétendu supérieur que plagient les animaux familiers, cela se dénomme singerie ; mais, comme nous venons de le voir, on aurait tort de croire que la singerie est le fait des seuls singes. Il y a dans les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet une bien jolie phrase à propos de deux très vieux époux : « Chose touchante, ils se ressemblaient… » Encore cette grande loi naturelle de l’imitation, ou, pour mieux dire, du modelage réciproque, dont l’individualisme humain atténue maintes fois les effets, mais auquel se prête beaucoup mieux la plasticité animale… Qu’on me permette de revenir ici sur tels souvenirs d’enfance que j’ai utilisés déjà dans ma préface : le boucher du coin possédait un dogue bordelais, la modiste d’en face une levrette ; celle-ci allait et venait d’un trottinement dansant, un peu prétentieux, faisant mille coquetteries ou minauderies en l’honneur de tout et de rien ; celui-là demeurait assis de longues heures sur le seuil de son patron, les babines retroussées sur ses crocs féroces, le gosier grondant, les prunelles sanglantes…

De ma fenêtre, admirant combien le bouledogue ressemblait au boucher, la levrette à la modiste, j’imaginais vaguement qu’il était fatal, prévu, ordonné qu’il en fût ainsi, partout et toujours, entre les êtres humains et leurs familiers.

Mon opinion actuelle n’est pas évidemment si absolue. Pourtant, que nos familiers adoptent volontiers, non seulement nos tics et nos manies, mais notre allure, nos façons d’agir et jusqu’à certains traits de nos caractères, cela me semble incontestable. Laisse-moi observer ton chien, et déjà j’en saurai long sur ton compte. Un bon chien peut être la propriété d’un bandit, mais il est rare qu’un mâtin hargneux appartienne à un homme courtois. Oui, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, c’est le chien… peut-être, après tout !… Mais, à coup sûr, ce qu’il y a maintes fois de pire chez le chien, c’est l’homme, le maître qu’il plagie, dont il s’inspire et qu’il nous révèle innocemment, — le don de se dissimuler aux autres et, par occasion, à soi-même, demeurant jusqu’à nouvel ordre notre apanage exclusif.

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