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Emile et les autres

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LIVRE NEUVIÈME
IMMORTALITÉ ET PERSONNALITÉ

1

Une créature respirante n’existe pas réellement, au sens humain du mot, si faculté ne lui est concédée de se réaliser à part, d’acquérir des signes qui la différencient des autres créatures de sa race. Elle « n’existe pas », au sens courant de cette expression, n’existe pas plus dans le langage du raisonnement humain que ne le font individuellement l’atome ou la cellule.

Où il n’y a pas d’existence, il ne saurait y avoir d’immortalité concevable. Où l’immortalité devient absurde, l’idée de mort l’est déjà !

Les insectes ont atteint ce stade égalitaire et cette organisation mécanique dont quelques hommes rêvent intempestivement encore pour leurs semblables, — sinon pour eux-mêmes. Il n’y a donc, logiquement, pour un grillon par exemple, ni possibilité d’idée de mort, ni entrevision d’immortalité. Notre personnalité est le lien mystérieux par quoi sont réunis les atomes et les cellules qui nous composent ; le resserrement volontaire de ce lien, qu’un grand écrivain appela naguère culte du moi, et que je nommerais ici plus volontiers « désir quasi religieux de personnalisation », est l’acte indispensable pour vivre ici, puis ailleurs.

A quel degré de l’échelle sans commencement ni fin le resserrement du lien devient-il possible pour une créature respirante ? Ici, je redescends avec joie vers les plus humbles expériences et les faits que n’importe qui peut constater… La personnalité commence chez les êtres dont les physionomies et les attitudes ou les accentuations de la voix sont capables d’exprimer des sentiments que nous puissions, humainement, à peu près homologuer[8].

[8] Ceci sera plus longuement étudié dans le prochain volume du Bestiaire : Les Porte-Bonheur.

2

Je voudrais aussi éclairer rapidement (et il serait vain de tenter de le faire mieux et plus subtilement qu’en me rappelant les leçons de vieux maîtres en logique formelle) la notion de personnalité, de différenciation, de distinction.

Autant qu’il m’en souvienne, ils accordaient en logique une importance capitale à la considération de généralité. Entre Emile et les Autres, il y a la même opposition qu’entre un terme concret et un terme abstrait. A première vue, certes, il semble, même en dehors de toute étude de psychologie animale, que pareille distinction ne doive pas s’imposer, puisque ce que l’on entend par terme concret représente une réalité matérielle, corporelle — un ensemble défini par l’usage ordinaire de nos cinq sens. Mais envisageons (entre autres !) des termes comme âme ou île enchantée ; ils désignent bien des réalités ou des possibilités, en tout cas des ensembles ; mais des ensembles qui n’ont aucune existence dans le domaine de nos sens.

Le mieux, pour éclairer ici notre lanterne, c’est d’en revenir décidément à ce qu’on m’apprenait jadis en ce qui concerne l’idée et le terme, à leur connotation et à leur dénotation, comme écrivait Stuart Mill qui avait l’excuse de n’être pas Français. Traduisons classiquement : compréhension et extension des idées. Exemple : Homme.

A ce substantif, on peut immédiatement adjoindre certaines épithètes, comme bipède ou encore comme raisonnable (je ne prends ce dernier attribut qu’avec quelque méfiance… mais passons !). De ces idées de bipède ou de raisonnable, plus simple que l’idée d’Homme, apparaît la signification même du mot compréhension : la compréhension d’une idée correspond à l’ensemble des idées simples, mais constructives, qui servent de fondement, de forme et de couleur à une idée plus générale.

Passons à l’extension : l’idée d’Homme (ou le substantif Homme) peut recevoir à son tour l’attribut ou l’épithète de Français ou de Prussien, et dès lors chacune des idées que suggèrent ces derniers termes est plus complexe que celle qui se reflète dans le mot Homme…

a) L’extension ou l’étendue d’une idée est l’ensemble des idées plus complexes desquelles cette idée peut être affirmée à titre d’attribut.

b) L’extension des idées et des termes est en raison inverse de leur compréhension. — Homme a plus d’extension que français, puisqu’il y a des hommes qui ne sont pas des Français, mais français a plus de compréhension qu’homme, puisque le Français possède tous les attributs par quoi l’on a coutume de définir l’homme, et en plus tous ceux qui le distinguent des bipèdes qui ne sont pas français.

3

Qu’y a-t-il de plus étendu, mais d’aussi peu compréhensif que l’idée de L’ÊTRE ? Même quand certains inventeurs lui ont adjoint l’attribut suprême, ils sont demeurés dans une étrange imprécision à côté de ce qu’explique, à propos de l’idée de Dieu et d’éternité, le plus humble des catéchismes entre les mains d’un petit villageois.

Un jour, peut-être, tenterai-je une introduction à la méthode en sciences naturelles ; mais qu’on ne croie pas que j’aie voulu un peu plus haut faire du fleuret avant de batailler pour de bon.

J’ai — je le répète — tenu simplement à éclairer de mon mieux la notation de personnalité, essentielle pour qui s’intéresse aux bêtes, aux hommes et à lui-même.

Il ne faut voir dans les considérations scolastiques qui précèdent qu’un côté du diptyque que figure toujours une métaphore. Emile est concret, les Autres sont abstraits ; et voilà tout, — pour m’exprimer « en raccourci », et provisoirement.

Pour être, il faut rechercher l’extension et non la compréhension. Pour être, c’est-à-dire pour ne pas mourir, même quand notre dépouille sera retournée à la terre. Certes, les créatures impersonnelles ne meurent pas, ou du moins elles ne vivent pas davantage qu’elles ne meurent : la vie sans la possibilité de la mort ou la mort sans la certitude d’une autre vie sont deux zéros additionnés, et qui en égalent un autre.

Pourquoi y aurait-il sur la terre, ou ailleurs dans l’espace ou le temps, des créatures intelligentes, pourvues d’âmes immortelles, et d’autres qui ne seraient qu’instinctives et vouées à l’abolition définitive ?

Ici, le paradis des bêtes, qu’il soit imaginé par Francis Jammes ou par n’importe qui, ressemble à celui dont nous rêvons pour notre usage personnel, nous autres hommes, et dont nous avons tous le pouvoir d’être assurés. La religion et la science (qui n’ont nul besoin de se rejoindre) n’ont pas du moins à prendre la peine de s’opposer, de se considérer hostilement.

Comme le Pauvre entre les pauvres, allons demander leur avis aux animaux, qui voient Dieu face à face, comme ils voient peut-être la mort lorsqu’ils sont chats et qu’ils témoignent de la terreur ou de la colère, dans des coins d’ombre où, pour nos yeux, il n’y a personne ni rien.

4

Croire aux choses, c’est les rendre réelles.

Je ne voudrais point, parlant de bêtes, avoir l’air d’ajouter ici une moralité à une fable ; mais l’exemple d’Emile, et des Autres, — de beaucoup d’autres, et qui n’étaient pas nécessairement chats, — me convainc chaque jour davantage que notre immortalité doit dépendre surtout de nous-mêmes, et de la réalisation plus ou moins heureuse que nous faisons de notre personne, patiemment.

Certaines races animales n’y ont plus droit. La nôtre et celle d’Emile peuvent escompter ce privilège sur la planète Terre, aussi longtemps que nous sauvegarderons cette personnalité sans laquelle une créature vivante n’a plus l’orgueil de soi-même et perd la croyance, qui est le souverain passeport pour notre prochain voyage.

Vivre et mourir ne devraient avoir de sens pour nous que tout à fait provisoirement. C’est sur des trésors dont nous pouvons à chaque instant nous enrichir, arbre ou minéral, chat ou homme, que se fonde notre future fortune, notre licence à durer et même à ne plus jamais mourir… La mort n’est qu’une association en enfilade d’images sinistres, momentanément valables pour nous, qui vont de l’image souffrance à celle d’un pourrissement où nous ne sommes plus pour rien.

La mort, c’est un mot qui ne devrait pour nous correspondre à rien, comme pour tant d’Autres, comme pour la plupart des autres.

A plus forte raison ne me semble-t-il encore impliquer ni l’enfer, qui, pour les êtres sans individualité, doit être quelque chose d’horrible comme un néant dont on aurait conscience, ni le paradis, où ceux qui tentèrent loyalement d’être eux-mêmes obtiennent, j’imagine, un délai hors du temps pour se réaliser et se personnifier encore mieux…

....... .......... ...

Oui, viens sur mes genoux, Emile, pauvre bête honnête et tendre, puisque ce geste te ressemble, te réalise, te personnifie ; voici l’heure où les feux achèvent de se consumer, où les chars des maraîchers, d’un roulement ininterrompu, annoncent le lugubre avènement sur Paris d’une aurore d’arrière-automne…

Viens sur mes genoux, grimpe contre mon bras, installe-toi sur mes épaules… C’est la place que tu as choisie, la meilleure part de ce que je puis t’offrir… Tes griffes s’enfoncent terriblement dans ma peau, mais que m’importe à moi, puisque tu continues à m’instruire ?


Tout à l’heure, j’irai comme font mes semblables m’instruire de la mort à l’école du sommeil, du sommeil qu’un réveil a toujours suivi jusqu’ici pour M. de la Palisse et pour moi… Mais il est certainement, ailleurs, des réveils qui valent mieux que ceux de cette vie ; je le comprends dans tes yeux verts qui louchent un peu et qui, pour l’instant, me signifient :

— C’est entendu ; dans trois heures la bonne arrivera et je lui réclamerai ma pitance, avec fracas, s’il le faut… C’est entendu, j’écourterai ton précaire sommeil, mais tu n’as qu’à dormir comme nous le faisons, nous autres, dans notre monde : d’un œil. Je suis Emile, et fier de moi en dépit de mon apparente humilité… Dépêche-toi, la bouillotte de ton lit — et j’en aime la tiédeur autant, sinon plus, que celle de tes épaules, — va être froide…

… Viens donc, pauvre vieux chat, et éveille-moi dès qu’il te plaira… comme il me serait doux qu’on m’éveillât un jour ou l’autre, — pour tout de bon, ailleurs !

… Viens. Je suis sûr que vous avez encore infiniment de choses à m’apprendre, Toi et les Autres…

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