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Emile et les autres

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LIVRE CINQUIÈME
… LES AUTRES

1

J’entends par là tous ceux qui, depuis que je suis né à ce monde, ont été mes protégés, amis, connaissances. Traitant ici de la personnalité chez les bêtes, que puis-je faire de mieux que d’esquisser quelques biographies, de façon fruste, mais avec la plus scrupuleuse exactitude ?

Pauvres âmes des bêtes, auxquelles, avant Francis Jammes, nul paradis n’était promis après la mort ! Où êtes-vous à présent, où m’attendez-vous ? La nuit tombe. Comptant les disparus une fois encore, je ne peux ne point penser à vous, si mêlés à une race dont je m’honore d’être, mais à laquelle je n’ai pas demandé d’appartenir !

Vous êtes dans le présent et dans ma mémoire des êtres à part ; vous êtes le jeu griffu et la caresse péremptoire, le charme des mauvaises heures ; vous êtes ceux avec qui l’on s’explique quand on n’a rien à dire ou à penser ; une tiédeur contre la main ; un ronronnement au bord de l’oreille ; un égoïsme qui nous fait trouver le nôtre charmant ; un exemple de fierté, vertu dont nous avons toujours que faire et dont nous ne trouvons pas à nous approvisionner à chaque coin de rue.

Je ne saurais concevoir ma vie sans la compagnie d’un des vôtres.

2

J’en étais à peu près là, dans mon esprit sinon encore par l’écriture, de mes réflexions concernant la personnalité chez les bêtes, lorsque j’éprouvai à la lecture du numéro d’août 1922 de la Nouvelle Revue française une forte sensation de plaisir et (tous les gens du métier me comprendront…) d’horreur, presque de détresse…

Sensation de plaisir parce que la prose de Maurice Boissard est de celles dont l’éloge n’est plus à faire ; d’horreur parce qu’il était en train d’exprimer, excellemment et sans user d’aucun point et virgule, — ce qu’on sait qu’il a en dégoût, — toutes sortes d’idées qui me paraissaient à divulguer, parce qu’assez peu courantes et pourtant justes ; et, alors que leur forme ne s’imposait pas encore à mon esprit, je les voyais brusquement jetées sous mes yeux, réalisées par un autre !

Ceci, notamment :

« Il n’y a pas un animal qui ressemble à un autre. Ce sont les serins ou les gens qui les ignorent totalement qui se figurent que toutes les bêtes sont pareilles. Pour eux, un chat ou un chien sont ni plus ni moins qu’un autre chat ou un autre chien. Les animaux sont comme nous. Ils ont chacun leur individualité. Celui-ci n’est pas celui-là, qui, à son tour, n’est pas cet autre. Je le vois bien dans ma petite troupe de chats. Il y a les vagabonds et les sédentaires, les indifférents et les démonstratifs, les hardis et les timides, ceux qui vont par groupe et ceux qui préfèrent être seuls — même pour manger. J’ai de mes chats, par exemple, qui, d’eux-mêmes, entièrement libres et toutes les portes ouvertes, ne sont jamais montés au premier étage du pavillon que j’habite, d’autres qui m’y suivent aussitôt que j’arrive. Je vous nommerai, par exemple, la chatte Mme Minne, la doyenne, qui a de l’esprit plein sa frimousse, la chatte Lolotte, une petite pimbêche, qui ne connaît que moi, ne quitte pas mon cabinet de travail, ne fréquente personne, me suit partout, bavarde sans cesse, avec des manières de petite précieuse, les chats Riquet, Laurent, Bibi et Pitou, ce dernier que j’ai ramassé au marché Saint-Germain, gros comme le poing, sachant à peine boire tout seul, et qui arrivé à la maison, quand je l’eus posé sur un canapé, soufflait après tout le monde. Je les ai tous six depuis bientôt dix ans. A cause de ce temps, et d’eux-mêmes, ils ont pris des habitudes plus intimes. Ils m’attendent, rangés sur la table de l’antichambre, à l’heure à laquelle j’arrive. Ils sont sur la table, autour de mon assiette, quand je dîne. Ils se tiennent avec moi, dans mon cabinet, quand je lis, paresse, ou écris. Rien ne pourrait faire, quand je suis là, qu’ils ne soient pas autour de moi, sur mes genoux, mes épaules, me prodiguant leurs démonstrations affectueuses, si je ne fais rien, en parlant, — car les animaux, et surtout les chats, ont un langage et parlent, — ou me regardant, immobiles et silencieux, si je suis occupé. Je parle là du caractère. Il en est de même pour le physique. Sur ce point encore, les animaux sont comme nous. Ils ont comme nous, deux yeux, un nez, une bouche et des oreilles, mais quelque chose dans l’expression les différencie chacun. Trois chats, — puisque je parle de chats, — noirs, tigrés, blancs ou jaunes, ne sont pas du tout, quand on regarde bien leur physionomie, trois chats noirs, tigrés, blancs ou jaunes, mais bien un chat, un autre chat, et encore un autre chat noir, tigré, blanc ou jaune. Des gens riront de ce que j’écris là, peut-être ? Ce sont des gens qui passent sans rien voir à rien. »

3

On concevra que je me sois quelques minutes senti enclin au découragement et tenté de me débarrasser, comme de coureuses se frottant à d’autres que moi, des réflexions avec qui je vivais en amitié et familiarité depuis bon nombre de semaines.

C’eût été lâche, peu courtois et, surtout, profondément illogique.

Maurice Boissard, certes, m’a fait aimer Chati et Petite Café, à présent partis pour le Paradis des Bêtes, et Minne la doyenne, et Lolotte qui se nomme comme une de mes cousines, et Riquet, Laurent, Bibi et Pitou, qui, bien que leurs noms ne soient pas classés par ordre alphabétique et inscrits sur le cahier de correspondance, m’apparaissent désormais comme des camarades de Lycée…

Mais… mais ses chats n’étaient pas les miens, morts ou vifs, et les miens sont autres ; comme moi-même, en dépit de sympathies communes évidentes, je suis autre que Maurice Boissard, lequel n’a peut-être rien de commun, après tout, avec Paul Léautaud.

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