Emile et les autres
I
LA FORÊT A L’AUTOMNE
Comment, si bonne que lui soit la vie à Paris, quelqu’un de notre Sud-Ouest peut-il respirer sans nostalgie, ailleurs que chez lui, l’odeur de l’automne ? L’odeur de l’automne ! Voici une expression qui aurait besoin d’être définie, mais par modestie ou par lâcheté, j’aime mieux ici n’en rien faire et me contenter d’en parler pour ceux qui, l’ayant éprouvée ou subie eux-mêmes, comprendront tout naturellement la sensation dont il s’agit.
Je retrouvai donc ma forêt, et le vent y respirait, avec l’odeur des mousses reverdissantes, une senteur, promenée sur des lieues et des lieues, de taillis détrempés, de fumée de bois vert et de pommes de pins en train de pourrir. Alors, les champignons émergent du sol sans crier gare et semblent quintessencier au pied des arbres le goût même de la forêt en menus sachets comestibles, gonflés de toutes les sèves du sol, riches de tout l’arome des feuillages. Voici les cèpes aux airs joufflus et cossus, au costume de velours sombre doublé de clair ; les chanterelles biscornues, en accoutrement de mardi gras ; les oreilles de loups, les bidaüs et les coulemelles qu’on appelle aussi sanguins, serins, coucoumetz ou encore pignatons, jaunets et morts de froid, et qui ne se plaisent que sous les pins ; les rougets couleur de trogne d’ivrogne ; les oronges, pareilles quand elles naissent à un œuf oublié sous le bois par une poule vagabonde, à un œuf dont le jaune ferait éclater la coque et s’épanouirait végétalement en ombelle quelques heures plus tard…
Il était inévitable qu’autour d’eux l’imagination campagnarde cultivât un opulent jardin de légendes. Les vieux paysans, qui savent le temps et la peine nécessaires à faire venir à bien les récoltes, ne pouvaient guère voir ces hôtes des prés et des bois naître et grandir en une seule nuit sans conclure qu’il y avait de la sorcellerie là-dessous.
Dans les pacages qui bordent les rivières du Sud-Ouest, quand les champignons des prés étoilent, au matin, la verdure de taches blanches, c’est que les fatilières, un peu plus tôt, ont déroulé leur ronde en cet endroit. Ces fatilières sont des déités bien originales de ma petite patrie et qu’il serait malséant de confondre avec de vulgaires sorcières : celles-ci sont de vilaines femmes, des mortelles promises aux feux éternels et qui, bonnes amies du général Satan, lui constituent en ce monde un régiment d’Amazones. Mais les fatilières, comme l’étymologie du mot l’indique (fatum), s’apparentent davantage aux fées et, par suite, à leurs lointaines cousines, les oréades, les dryades, les napées, les nymphes champêtres et bocagères. Ce sont des génies qui se montrent bienfaisants ou malfaisants au gré de leur humeur, mais qui travaillent toujours pour leur compte et sans qu’aucun pacte les lie à l’Ange déchu… Seulement, trait bien caractéristique de la race gasconne, plus amoureuse encore de comique que de beauté, loin de se présenter aux humains sous les espèces de belles et gracieuses jeunes femmes, les fatilières sont de burlesques carabosses avec lesquelles on ne sait trop sur quel pied danser, mais qui, elles, dansent toujours.
Dansent et plus que jamais aux nuits où les brumes d’octobre se déploient au-dessus des ruisselets. Alors, quelque enchanteur, commerçant bien avisé, déroule devant elles ses brouillards, merveilleux coupons de mousselines et de gazes, et c’est à son étalage que les vieilles coquettes vont choisir leurs robes de soirée… Les crapauds préludent sur leur flûte, la brise salée fait vibrer chaque être végétal, du plus majestueux au plus humble ; les chats-huants, sur un ton invariable et obstiné de pochards tristes, scandent inlassablement le refrain de la grande chanson… C’est le beau moment du bal, et, demain, en tout endroit où se seront appuyés les talons des cocasses ballerines, un champignon blanc dessus et rose dessous apparaîtra, baigné de rosée, saupoudré de sable et de brins de mousse.
Quantité de mes amis rustiques ont vu les fatilières comme je vous vois. Je me console de ne les point avoir vues en me sentant à peu près incapable de douter de leur existence.
C’est qu’à l’automne la nature déclinante est un peu comme ces bonnes vieilles en qui persistent seuls les souvenirs de leur toute petite enfance, et qui les racontent intarissablement ; par ces pâles et diaphanes journées qu’on prendrait volontiers pour les fantômes de leurs sœurs printanières, les légendes, qui furent la fraîche naïveté de la nature et l’adorable puérilité de l’esprit humain, ressuscitent. Leurs âmes mêmes semblent s’exhaler du sol toutes vivantes, avec l’odeur de l’herbe mouillée et du bois mort. Nul doute que le peuple des menus génies forestiers qui dansaient jadis avec les fées et les fatilières ne retrouve alors une fugitive existence, analogue à celle que les contes accordaient aux trépassés durant que sonnaient les douze coups de minuit.
Je ne vais jamais à la cueillette des champignons sans un vague espoir de découvrir, sous la coupole d’un de ces frustes et primitifs végétaux, quelque fadet ou quelque lutin qui, selon qu’il sera bon ou mauvais, aura, par sa présence, insufflé à la plante une succulence innocente ou une mortelle malignité.